Revoir DÉ-CAMOUFLAGE, conférence-performance de Skye Arundhati Thomas & Isis Labeau-Caberia

Mercredi 16 avril 2025
Carte blanche à la commissaire d'exposition Skye Arundhati Thomas et l'autrice Isis Labeau-Caberia
« Échos à Paris noir », programmation dans le cadre de l’exposition "Paris Noir" au Centre Pompidou du 19 mars au 30 juin 2025
Skye Arundhati Thomas et Isis Labeau-Caberia présentent une conférence-performance qui confronte l'omniprésence du regard colonial en mêlant fictions spéculatives, récits exhumés et archives subverties. À travers un collage de médiums – voix off, musiques dissonantes, images, vidéos, poèmes et anecdotes intimes –, le duo interrogera la manière dont les paradigmes esthétiques et narratifs dominants aplanissent le temps, l'histoire et la résistance.
DÉ-CAMOUFLAGE
“Allons, la vraie poésie est ailleurs.
Loin des rimes, des complaintes, des alizés, des perroquets.
Bambous, nous décrétons la mort de la littérature doudou.
Et zut à l’hibiscus, à la frangipane, aux bougainvilliers.
La poésie martiniquaise sera cannibale ou ne sera pas.”
Suzanne Roussi Césaire, Le Grand Camouflage (1945).
Née en 1915, décédée en 1966, l’écrivaine martiniquaise Suzanne Césaire est une figure aussi inspirante que tragique. Disparue prématurément à l’âge de cinquante ans, elle ne fut longtemps retenue par la postérité que comme “l’épouse de l’illustre Aimé Césaire” . Pourtant, étudiante à l’ENS dans les années 1930, elle fit partie intégrante de l’effervescence intellectuelle du Paris noir de l’entre-deux-guerre, au même titre que les “grands hommes” qui seraient retenus comme les chantres de la négritude : césaire, senghor, damas… Entre-temps, Madame Césaire a recouvré son nom propre -- Roussi --, et nous, nous avons recouvré sa voix singulière.
Deux anthologies lui ont été consacrées au cours des quinze dernières années, l’une éditée par l'écrivain guadeloupéen Daniel Maximin, l’autre par la chercheuse martiniquaise Anny-Dominique Curtius : si elles ont permis au grand public de redécouvrir la pensée fulgurante de l’écrivaine anticolonialiste, elles ont aussi mis en évidence la pauvreté des sources existantes sur Suzanne Roussi, dont seulement sept articles ont été retrouvés. Ces difficultés éditoriales soulèvent la question épineuse de l’archivage ; une question qui demeure cruciale pour les artistes et intellectuelles minorisées, en particulier celles qui créent hors les sphères institutionnelles.
Le titre de cette conférence-performance, Dé-camouflage, est un hommage à l’un des écrits les plus emblématiques de Suzanne Roussi -- Le Grand Camouflage, par lequel elle dénonçait l’aliénation culturelle des Antillais·es, et surtout, la domination du regard colonial exotisant qui était alors posé sur la Caraïbe par les artistes européens. Malgré le peu de mots rescapés de son oeuvre, Suzanne Roussi nous a légué un puissant manifeste pour l’accouchement d’une esthétique caribéenne radicale, par nous et pour nous ; un manifeste d’autant plus subversif et futuriste, qu’il fut contemporain de la loi sur la départementalisation de 1946. Portée par son époux Aimé Césaire, cette législation paracheva l’assimilation politique à la France des vieilles colonies (la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et la Réunion), avec toute la suite de remises en cause et de désillusions qui s’ensuivraient dès les années 1960.
Suzanne Roussi est décédée à l’âge de cinquante ans d’une tumeur au cerveau, trois ans seulement après son divorce d’Aimé. On devine en creux une vie marquée par le renoncement : mère de six enfants, épouse d’un homme politique dont la carrière prenait beaucoup de place, enseignante au lycée Schoelcher de Fort-de-France puis à Haïti. Autant de rôles qui ont sans doute étouffé ses propres ambitions intellectuelles. Sa tumeur, logée dans le cerveau semble tristement symbolique : comme si le feu de sa pensée, sans exutoire, avait fini par la consumer. Pourtant, elle n’a jamais cessé de lutter -- non plus par la plume, mais par la transmission. Son engagement en tant qu’enseignante nous oblige à repenser la figure de l’intellectuel•le à l’occidentale : pur esprit, sans bras et sans ancrage, analysant les phénomènes sociaux du haut de sa tour d’ivoire, ou depuis la terrasse d’un café germanopratin. Ce fameux intellectuel "d'avant-garde", auquel le sociologue postcolonialiste Boaventura Dos Santos Da Silva propose de substituer l'intellectuel•le d'arrière-garde : pleinement engagé•e dans les luttes et les communautés que son travail prétend retranscrire (Epistemologies of the South, Routledge, 2014).
« Il est urgent d’oser se connaître soi-même, d’oser s’avouer ce qu’on est, d’oser se demander ce qu’on veut être », a-t-elle déclaré. Soixante après sa disparition, la figure de Suzanne Roussi continue de nous confronter à des questions d’une brûlante actualité : pour compter, vaut-il mieux parler fort à l’oreille du dominant, ou agir en son lieu en silence ? Comment nous réapproprier la narration de nous-mêmes ? Pourquoi créons-nous, et surtout, pour qui ? Comment échapper aux implacables polarités de l’invisibilisation et de l’exotification ? Et comment éviter cet autre piège, plus retors encore, qu’est la tentation de l’auto-exotification, celle que l’on pratique peut-être inconsciemment, pour espérer se rendre lisible et désirable pour le regard blanc ?
BLACK IN FRENCH MEANS NOIR
In March this year, Black youth organizers occupied the Gaîté Lyrique in Paris, a publicly funded arts venue, to protest the city’s failure to address racialized policing and the displacement of working-class people. The group staged workshops and public forums on housing justice while demanding the city halt its evictions in nearby neighborhoods. After 11 days, riot police evicted the young activists, on the night of March 18th, and arrested 23 individuals. In a public statement, Gaîté Lyrique leadership acknowledged the protest’s “legitimate concerns” but maintained the evacuation was necessary to “preserve the space’s integrity.” The evictions happened on the same night that Paris Noir at the Pompidou opened its doors to the public. In one evening, Paris saw two distinct approaches to cultural stewardship: one formally integrated into museum programming, the other arising organically from public protest. This juxtaposition underscores tensions between institutionalized cultural programming and grassroots activism, both of which seek to address racialized histories but through divergent channels. While the Pompidou’s exhibition presents a state-sanctioned narrative of inclusion, the eviction at the Gaîté Lyrique’s shows the limitations in how cultural institutions can engage with dissent. The events raise questions about whose histories are deemed legible within official spaces, and whose are relegated to the margins. In one night, Paris witnessed two models: one curated and contained, the other provisional and disruptive—a duality mirroring systemic patterns of recognition and erasure.