Infrastructures incarnées et quelques autres propensions à agir collectivement
Cassandre Langlois est lauréate de la troisième édition de la Bourse d'écriture TextWork.
Dans sa lecture performative intitulée Transmuting force of life : vers une approche chaotique (2023), présentée dans le jardin de la maison des arts de Malakoff, l’artiste Fabiana Ex-Souza nous a invité·es à former autour d’elle un cercle, doublant celui préalablement dessiné par des graines de haricots blancs disposées au sol. Associée à une écologie du soin, sa pratique valorise d’autres relations au monde végétal dont la faculté de sensibilité a été méprisée par la culture occidentale. Après nous avoir quitté·es un instant pour répandre quelques mètres plus loin des gouttes d’une boisson secrète destinée à honorer les esprits présents sur les lieux, elle a entrepris la lecture d’un texte. Ici, elle s’est interrogée sur notre capacité à envisager les vertus « trans-mutationnelles » des graines dans un processus de restauration de nos liens au vivant1. Ce sont également le passé colonial du Brésil et les conditions d’existence dans ce pays des personnes racisées qui ont pu être convoqués, avec toujours cette interrogation : qui a le pouvoir de réécrire l’histoire ? De manière générale, dans ses performances, l’artiste fait appel à son propre corps pour mettre en place une dynamique de partage relative à sa condition de femme afro-brésilienne. Il s’agit également de créer une zone de pensée, mais aussi de prise de conscience à la fois politique et poétique du public qui se retrouve parfois très impliqué dans ses dispositifs. C’était le cas dans Transmuting force of life : vers une approche chaotique où Fabiana Ex-Souza nous a servi un verre de cachaça puis nous a demandé de nous rapprocher peu à peu d’elle jusqu’à ne plus former qu’un seul corps commun. Plongé·es dans l’écoute, nous avons ensuite entamé un intense et lent mouvement circulaire en nous tenant les un·es aux autres.
Cette proposition artistique pourrait ainsi être envisagée tel le lieu d’un entraînement par les corps à d’autres formes de sociabilité. Il y avait ici quelque chose qui se rapportait à ces « modalités de vie » développées dans ce que le professeur d’études afro-américaines Alexander G. Weheliye décrit comme « les cassures, les crevasses, les mouvements, les langages (…) que l’on trouve dans les zones entre la chair et la loi2 ». Cet entraînement par les corps, qui s’est construit autour de gestes tâtonnants, indécis, maladroits avant de donner place à l’incarnation effective d’un corps commun consolidé, n’est pas éloigné de ce que nous pourrions appeler une « répétition » au sens où l’entendent les théoriciens Stefano Harney et Fred Moten dans Les sous-communs — Planification fugitive et étude noire (2013, trad. 2022) : une pratique d’improvisation intellectuelle et corporelle mettant en mouvement des habitudes institutionnelles (comme nos méthodes de travail) et sociales (comme nos manières d’être ensemble). À visée émancipatrice, cette répétition engendre la formation de connaissances partagées dans les « sous-communs3 », relevant ici d’interstices, de recoins, de l’infra, du quotidien. Chez les deux auteurs, l’idée de répétition est associée à celle de l’étude qui correspond à « ce qu’on fait avec d’autres4 ». Celle-ci tire sa force de l’échec de certains systèmes existants qu’elle signale à travers des stratégies d’interruption, d’irrégularité, de déviation. Le terme de « déviation » pourrait être entendu dans le sens développé par Sara Ahmed lorsqu’elle identifie des modalités de résistances queer par rapport au cadre institutionnel. Ce sont, nous dit-elle, des « petites déviations, les petits desserrements (…) qui peuvent aider à multiplier toutes sortes de fuites et de sorties5 ».
La répétition mentionnée ici peut alors être appréhendée comme une méthode, une pratique, mais aussi comme le lieu d’une réflexion et/ou d’une critique portant sur les processus de production à la fois artistiques, curatoriaux et institutionnels. Dans ce texte, je propose de l’envisager en tant que notion sœur des concepts de contorsion, de chorégraphie, de pre-enactment (qui implique le jeu de rôle, la mise en situation, le scénario prospectif, l’expérimentation de temps et d’espaces fictifs) et de préfiguration qui renvoient tous, comme ci-après développé, à l’idée d’un entraînement collectif et résistant. Il s’agit plus précisément de revenir sur plusieurs pratiques (artistiques, curatoriales ou institutionnelles) qui, dans le paysage français, créent des outils et travaillent à l’encontre de ce qui établit encore de l’épuisement et de l’oppression. Pour la plupart situées à l’intersection de la performance, de propositions discursives (assemblées, discussions) et des pédagogies critiques6, ces démarches seront convoquées en tant que champ de réflexion et d’expérimentation. Les temps de collectes et de mises en commun qu’elles génèrent doivent pouvoir favoriser une multiplicité de points de vue et de connexions, plutôt que viser l’efficacité et les réponses figées. Ces formes sollicitées correspondent souvent à des projets au long cours — rompant avec la logique capitaliste — qui se développent dans une dynamique post-représentative et impliquent des « processus de production collaborative de connaissances avec un résultat inattendu7 ». La relation entre la performance et un enseignement antiacadémique qui agit ici remonte a minima aux années 19608. Non sans paradoxe, cette rupture avec la représentation s’allie parfois au vocabulaire dramaturgique et à une dimension scénique pour mieux appréhender l’espace social, pour mieux tester des chorégraphies divergeant de celles de la productivité néolibérale. Certaines pratiques qui seront abordées plus loin peuvent faire écho au « new performance turn », apparu au cours de la deuxième décennie de notre siècle et qui renvoie, entre autres, à un intérêt institutionnel à la fois pour les potentialités critiques de la performance et pour la notion de performance en tant que telle9. Associées à toutes ces caractéristiques, ces pratiques me semblent également essentielles dans le développement de nouveaux lieux — des lieux refuges dont il sera question dans ce texte.
Contorsions
La lecture performative de Fabiana Ex-Souza a été réalisée dans le cadre de « Couper les fluides - alternatives pragmatopiques » (12 février - 8 juillet 2023) curaté par la directrice de la maison des arts de Malakoff, Aude Cartier, et l’équipe du centre d’art (Margot Belin, Julie Esmaeelipour, Juliette Giovannoni, Malo Legrand, Muntasir Koodruth, Noëmie Mallet, Clara Zaragoza). Ce projet curatorial s’est structuré autour d’un usage des fluides (eau, gaz et électricité) réduit à trois heures par jour en moyenne. L’équipe du lieu a été accompagnée tout au long par le collectif Les Augures dont la mission était de récolter des données, d’établir des outils et des indicateurs pour une transition vers plus d’écoresponsabilité. Si le projet a accueilli dans ses espaces d’exposition un petit nombre d’œuvres, à l’instar de la table de broderie du collectif « . » (Paul-Émile Bertonèche, Andréas F., Romane Madede-Galan, Luna Villanueva) ou de la photographie On est heureux quand on manifeste (1979) d’Endre Tót, il s’est également structuré en grande partie autour d’« agoras » qui étaient des temps d’échanges, de débats et d’écoutes. Ces derniers ont eu lieu au premier étage du centre d’art, au sein du Circo minimo (2023), un amphithéâtre mobile réitérant le rôle du forum romain, conçu par l’architecte Olivier Vadrot. Le collectif Afrikadaa ou encore BLA! Association nationale des professionnel·les de la médiation en art contemporain ont ainsi pu s’exprimer sur leurs démarches respectives. De cette manière, en tant qu’espace de travail, le projet alliait prospection et action. Pour reprendre une formulation de la philosophe Emma Bigé à propos d’un parallèle qu’elle fait entre corps manifestant et danse, nos pratiques artistiques et curatoriales ne sont pas uniquement des choses qui se voient : ce sont aussi des choses que l’on fait.
Et dans ce faire, les manifestant·es créent des habitudes, musclent des tendances, entraînent des potentiels : la répétition d’une action, l’apprêtement à un geste, ne configurent pas seulement des capacités physiques, mais indissociablement, des propensions psychiques et sociales à penser, à sentir et à agir.10
Le dispositif mis en place a impliqué un changement approfondi des pratiques du lieu. À titre d’exemple, pendant l’intégralité du projet, une table de travail était installée au rez-de-chaussée du centre d’art. L’équipe pouvait ainsi s’y retrouver et accueillir elle-même le public, réalisant de cette manière des tâches de médiation. Si la diminution de l’accès à Internet et aux ordinateurs a été une réelle contrainte pour certains des métiers, elle a aussi favorisé plusieurs choses : une répartition du temps de connexion en fonction des besoins des personnes de l’équipe, des échanges verbaux plutôt que par mail avec un grand nombre d’interlocuteur·ices ou encore une meilleure qualité du sommeil. Ce dernier point est essentiel puisque, à travers cette initiative, la maison des arts de Malakoff portait une attention particulière au mieux-être des membres de l’équipe. En travaillant à partir de ressources humaines et architecturales, le projet de cette institution semblait alors faire écho à la pensée de Marina Vishmidt, préconisant un élargissement de la critique institutionnelle de l’art des années 1960 et 1970 à une « critique infrastructurelle ». Cette dernière s’intéresse aux conditions matérielles qui situent « l’institution dans un champ élargi de violence structurelle11 ».
En 2024, dans le prolongement de « Couper les fluides - alternatives pragmatopiques », la maison des arts de Malakoff imagine sur trois années consécutives (2024, 2025 et 2026) le projet « Un centre d’art nourricier » sur ses deux sites. En s’intéressant aux potentialités du centre d’art à fournir de la nourriture intellectuelle mais aussi alimentaire, celui-ci se présente à la fois comme un lieu écocitoyen et comme une école écoexpérimentale qu’il s’agit de vivre plutôt que de visiter le temps d’une exposition. Portant grand intérêt aux questions de transmissions et de « désapprentissage », il se fait également le lieu d’un exercice spécifique, celui de la tentative de repenser (ou répéter) des modes de partage. Ce centre d’art nourricier s’appuie à la fois sur des modules permanents pendant les trois années (comme la cuisine, le potager, la video room, la pépinière, la librairie consultative, la résidence, etc.) et des invitations qui s’articulent autour de cycles de six mois. « Éco-luttes » (23 mars - 20 juillet 2024), le premier de ces cycles, renvoie aux luttes menées par les personnes minorisées et invisibilisées, notamment à partir de microrésistances qui s’exercent au quotidien (à travers les pratiques alimentaires, l’économie solidaire, les manifestations féministes, le combat de personnes racisées, etc.).
En 2024, la maison des arts de Malakoff poursuit également sa programmation d’agoras, dont certaines, par exemple, sont confiées à la maison d’édition Shed publishing autour d’une réflexion critique sur les histoires coloniales et leurs conséquences sur le vivant. Cette présence discursive semble relever d’une envie : « Suspendre la programmation des institutions (…) pour créer des assemblées, du commun, mettre les décisions en pause ». Il s’agit là d’une proposition issue de L’Assemblée des valeurs12 (2021), imaginée par Anna Colin et Cédric Fauq à la Villa Arson, à Nice. Cette « assemblée rejouée » en réponse à un système dysfonctionnel de l’art contemporain, que je ne fais que mentionner ici, rappelait, par ailleurs, tout l’intérêt du jeu de rôle en tant qu’outil de conscientisation d’une communauté. Sur ce point, un parallèle pourrait être réalisé avec la méthode du théâtre forum développée par Augusto Boal13. Ce type d’initiatives décrit dans cette partie semble alors s’allier à une certaine conception de la recherche, au sens où l’entend la théoricienne Irit Rogoff, « non pas comme quelque chose qui se passe dans l’académie en tant que telle, mais comme une nécessité existentielle absolue pour la poursuite de la vie […], la recherche comme une question de survie ». C’est également « savoir où vous en êtes et ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire, où vous vous situez dans l’ordre des choses » ou encore « un processus par lequel nous traversons quelque chose ensemble14 ».
Dans son analyse du mot subversion, développée au cours de sa carte blanche au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA (2021), le penseur Dénètem Touam Bona rappelle que l’étymologie du mot « version » renvoie au fait de tourner. C’est donc, nous dit-il, un geste de torsion, de distorsion, de contorsion. Il semblerait qu’un même geste soit opéré à la maison des arts de Malakoff. En effet, ce projet tente d’engager, par ses entreprises d’interlocutions, de collectes, de mises en commun — mais aussi par sa volonté de donner lieu à des mesures concrètes et radicales — des pas de côté, des stratégies de contournements et donc, dans une certaine mesure, de subversion. Les contorsions qu’il met en œuvre s’actualisent dans les interstices et la décélération, des moyens de penser au-delà de la séparation des un·es et des autres. On peut cependant se demander si le perfectionnement d’une telle proposition ne tiendrait pas dans sa capacité à interroger le conflit, à être cet espace où « une publicité critique peut être émise et des contre-publics oppositionnels peuvent être formés15 ».
Performance vs performance
Le projet mené par la maison des arts de Malakoff sur plusieurs années propose une autre relation au temps qui pourrait venir en opposition à l’idée de performance. Comme le rappelle Florian Gaité, Jon McKenzie, théoricien de la performance, retrace dans Perform or Else (2001), « l’essor du terme “performance” après-guerre, en identifiant les trois paradigmes qui en font une clé de lecture de l’époque. À la fois mode d’expérimentation artistique, modèle d’organisation néolibéral et forme du projet industriel, la performance est ramenée à l’expression d’une même efficacité, saisie à l’aune de sa définition comme “accomplissement”. Toutes les performances artistiques, néanmoins, ne répondent pas à cette injonction à la réussite qui constitue le bruit de fond du capitalisme tardif16 ». C’est cette productivité néolibérale que convoque notamment l’artiste Flora Bouteille au sein de dispositifs de jeu évolutifs dans lesquels les participant·es sont invité·es à faire des choix d’ordre moral, comme dans la série Cannibales (2023-2024), développée avec sa compagnie de performance Angels’ Front et présentée à la Fondation Pernod Ricard, dans le cadre du programme « Paris Performance », ainsi qu’à la Villette à Paris.
La compagnie Angels’ Front s’intéresse au système de pouvoir capitaliste et à la manière de lutter contre, non pas en le dénonçant littéralement, mais en l’intégrant, en l’absorbant afin de voir comment, à travers sa digestion, il serait possible de mettre en place des stratégies de résistance. Elle s’inspire du Manifeste anthropophage (1928) dans lequel son auteur Oswald de Andrade prône, dans un tout autre contexte qui est celui de la modernité brésilienne, l’acte métaphorique de dévoration de la culture européenne colonisatrice et, ainsi assimilée, sa régurgitation sous une nouvelle forme17. C’est ici « l’infrastructure de cette méthode » qui est questionnée par Angels’ Front. Plus concrètement, cette série s’est déclinée en quatre performances participatives dans lesquelles différents outils techniques (caméras, smartphones, micros) sont manipulés en direct autour du public. L’ensemble du projet est accompagné d’un (ou plusieurs) cube sculptural pénétrable conçu par l’artiste Konstantinos Kyriakopoulos, avec l’envie de créer un espace au sein même de l’institution qui traduirait l’idéologie du white cube en objet.
Ces performances succèdent à une phase où ces outils et objets sont pratiqués, articulés ensemble lors de discussions où les membres de la compagnie échangent autour de ce qu’ils ressentent, regardent, etc. Chacune se compose de huit temps successifs dont le premier débute généralement par un moment de « conditionnement » où le public est invité à faire l’expérience d’un état corporel liminal, à se concentrer sur ses sensations physiques et sa vision intérieure. Il lui est ensuite proposé, s’il le souhaite, d’interagir selon plusieurs modalités et en réponse à différents triggers : il y a des « ressorts qui peuvent être utilisés et qui ont des effets très forts (…) lorsque l’on est dans une ère géographique commune, avec un paysage psychologique collectif18 », nous rappelle Flora Bouteille. Certaines de ces modalités ont fait l’objet d’un encadrement par une psychologue qui, à partir d’éléments communiqués par la compagnie, fait des parallèles avec ce qu’elle connaît de sa profession. Elle vérifie que dans ce cadre artistique ne soient pas franchies certaines limites. Par ailleurs, il y a ici une forme de dissymétrie entre des spectateur·rices qui ne connaissent pas à l’avance le déroulé de la pièce et les performeur·euses auxquel·les il est transmis, via une oreillette depuis la régie, différentes indications de jeu. Cependant, ce rapport de pouvoir semble être parfois déstabilisé par les interventions du public qui mettent en difficulté la semi-préécriture du script.
Plutôt que l’idée de répétition, Flora Bouteille privilégie celle de l’entraînement qui intervient à deux niveaux dans le travail de la compagnie : au niveau méthodologique (en s’entraînant à toutes les éventualités que susciteront les choix du public, à l’instar de l’algorithme qui est la métaphore régulièrement utilisée par l’artiste) et au niveau d’une mise en visibilité de certaines chorégraphies sociales (en les rejouant), notamment celle de la productivité néolibérale. Il conviendrait de rappeler ici que le théoricien en littérature comparée Andrew Hewitt, en reliant danse et esthétique du mouvement quotidien, s’intéresse au terme de « chorégraphie sociale » comme métaphore pour penser l’organisation sociale moderne : « Si le corps avec lequel je danse et le corps avec lequel je travaille et marche ne font qu’un, je dois (…) nécessairement entretenir le soupçon que tous les mouvements du corps sont, dans une plus ou moins grande mesure, chorégraphiés.19» Dans cette logique, il montre que l’idéologie doit être comprise comme quelque chose d’incarné, de pratiqué et donc de répété.
(Pre/Re)mise en actes
La notion de pre-enactment, en tant que méthode capable de rendre visibles, de remettre en question, mais aussi d’imaginer d’autres chorégraphies sociales, est ici cruciale. Selon le philosophe Oliver Marchart, le pre-enactment ne doit pas être appréhendé comme la répétition d’une chorégraphie connue à l’avance. Il compare plutôt ce type d’exercice aux mouvements effectués à la barre dans le monde du ballet classique (sans pour autant en mentionner la dimension autoritaire). Il envisage plus particulièrement le pre-enactment comme « l’anticipation artistique d’un événement politique20 ». Si celui-ci ne relève en aucun cas d’un événement sociopolitique réel, il peut cependant être envisagé comme un lieu d’exercices de préparation à des conflits qui seraient à venir. Le pre-enactment correspondrait donc à la mise en place consciente ou non d’actions, mais aussi d’outils qui pourront être activés lors d’une situation encore indéterminée et qui sera vécue comme antagoniste. Ceci fait écho à la démarche du Bureau des dépositions, un format de création partagé créé en 2017 qui performe la justice, c’est-à-dire qui rejoue ou anticipe des situations qui ont trait à des questions de droit. Constitué de Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Laye Diakité, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Sarah Mekdjian, Marie Moreau et Saâ Raphaël Moundekeno, il découle de temps de travail initiés plusieurs années en amont par l’artiste Marie Moreau et l’enseignante-chercheuse en géographie sociale Sarah Mekdjian sur le campus de l’Université de Grenoble. C’est à cet endroit que le Patio solidaire, un espace de vie et d’activités culturelles et politiques autogéré, a ouvert. Là-bas, les membres du Bureau des dépositions ont débuté un travail de réflexion et de performance processuelle à l’intersection du droit d’auteur et du droit juridique, notamment autour de la rédaction de lettres adressées à des responsables de politiques migratoires, à une justice absente.
Leur performance Bureau des dépositions. Exercice de justice spéculative, qu’iels ont pu développer dans le cadre d’une résidence au Magasin-CNAC à Grenoble (2019), consiste ainsi à lire ces lettres dans lesquelles sont exprimées leurs conditions d’exil. Comme l’indique Marie Moreau, l’action est envisagée, dans ce contexte, comme « plus opérante dans la quête d’une transformation politique et sociale21 ». Dans cette performance, les coauteur·rices sont assis·es dans un demi-cercle, prolongé par un quart de cercle occupé par le public. Iels se lèvent les un·es après les autres et, au micro, adressent leurs lettres en se tournant vers le dernier quart du cercle laissé pour vide. L’idée étant qu’à chaque itération ces lettres soient remaniées en fonction des évolutions des statuts des coauteur·rices. Cette perpétuelle remise en jeu fait entrer l’idée même d’exercice et donc de répétition. Dans leur démarche, la notion de spéculation est empruntée aux philosophes Isabelle Stengers et Didier Debaise pour qui l’importance « implique l’attachement à quelque chose dans un monde en train de disparaître, l’insistance pour des devenirs possibles22 ». Comme l’indiquent Marie Moreau et Sarah Mekdjian, « les devenirs dont il est question sont dans le présent, ils ne sont pas “à venir”, mais déjà là, au moins partiellement, et il s’agit de les faire importer, insister23 ».
Par ailleurs, les deux coautrices comparent les œuvres du Bureau des dépositions à la démarche de l’artiste Franck Leibovici et à sa pratique du « display ». Les documents qu’il produit ne sont pas des objets à exposer, mais des agents actifs qui cherchent une réponse. Il s’explique ainsi :
C’est cela que j’appelle rendre visible : ce n’est pas tant pointer du doigt des archives ou des objets et de dire « Regardez », que de mettre en place des situations qui font que les visiteurs ou les lecteurs vont pouvoir à leur tour intégrer cette façon de voir, ou de saisir, qui ne leur était pas du tout naturelle au début. C’est faire fonctionner cette masse documentale, ou cet ensemble d’artefacts, un peu comme des triggers, des déclencheurs d’exercices, au sens gymnastique, avec l’idée que voir est d’abord une question d’entraînement24.
Le pilier du Bureau des dépositions tenait en un contrat qui stipulait que la coprésence de l’ensemble des coauteur·rices était la condition nécessaire à la présentation des performances au public. De cette manière, les acquéreur·euses et diffuseur·euses s’engageaient au respect des propriétés des œuvres par contrat, lui-même objet de l’œuvre. Celui-ci permettait simultanément l’expression des œuvres et la rémunération contre cession des droits d’auteur·rices25. Ainsi, comme l’exprime Marie Moreau, des points de jonction se créaient entre les institutions de l’art, la scène administrative et juridique et l’objet esthétique dans un contexte de violence structurelle d’État. Ce travail de négociation, de contournement et de détournement s’est manifesté dans leur deuxième performance intitulée Minen kolotiri. Sculpter le droit pour le droit (minen kolotiri signifie « ce qui nous lie » en pulaar, parlé au Sénégal). Se posaient alors les questions suivantes : « Que signifie œuvrer à plusieurs, quand ce plusieurs implique des personnes aux situations administratives différenciées et mises en concurrence ? Que peut vouloir dire “créer, rechercher avec”, quand une partie des personnes impliquées est menacée d’expulsion hors du territoire ?26 » Cette performance a été développée lors de deux résidences de création, l’une en 2020 avec l’Ensemble UN de musique improvisée, qui avait acquis, sous la forme d’un contrat, une activation de la performance à Bordeaux, à l’OARA Office artistique de la région Nouvelle-Aquitaine, l’autre en octobre 2021, au théâtre des Subsistances, à Lyon. Ici également, les auteur·rices sont assis·es en un demi-cercle, prolongé par un autre demi-cercle formé par le public, et exposent le contrat de coauctorialité qui les lie pour la création et la diffusion de l’œuvre. À chaque activation de la performance, ce contrat est revu, renégocié en fonction de ce que les auteur·rices vivent, comme des arrêtés d’expulsion préfectoraux. En mettant l’accent sur la coprésence comme condition première, le Bureau des dépositions en vient à être un outil qui teste l’institution depuis l’intérieur et jusqu’à ses limites. En effet, Minen kolotiri. Sculpter le droit pour le droit devait être présentée à Bordeaux en 2022. Or, deux membres du Bureau ont dû répondre à une OQTF27, entraînant cette fois-ci la dissolution du projet avec le constat amer d’un manque d’engagement du cadre institutionnel.
Infrastructures incarnées
La question de l’institution et de sa dimension préfigurative rappelle le projet de l’École des Actes28, créée en 2016 à l’initiative du théâtre de la Commune et qui a ouvert ses portes dans le quartier du fort d’Aubervilliers au début de l’année 2017. Depuis 2022-2023, elle est autonome administrativement et perçoit, entre autres, des subventions en provenance de la DRAC Île-de-France et de la DRIEETS29. En se définissant comme une micro-institution socioculturelle et expérimentale, lieu d’accueil et d’apprentissage, elle se fait elle-même cet espace instituant qui s’entraîne à la formation d’une structure porteuse d’un autre rapport au monde. Celle-ci pourrait faire écho à la définition de l’institution proposée par la New Alphabet School de la HKW (Haus der Kulturen der Welt) lors de l’édition intitulée « Instituting » en 2021, « un processus fugitif et donc continu qui cherche constamment des moyens d’interagir avec les restrictions évolutives de l’ici et maintenant30 ». Cette édition s’était interrogée sur les processus d’auto-organisation et de création collective et sur la manière dont ils pourraient donner naissance à d’autres formes d’institutions. Avant la création de cette « école » des actes, une enquête a été menée auprès des habitant·es du quartier afin de recueillir leurs besoins. Iels ont émis le désir d’apprendre à parler, lire et écrire le français. Le projet de l’École des Actes s’est ainsi construit autour d’un enseignement gratuit du français. Parallèlement, se tiennent des ateliers informatique, d’initiation aux lois françaises, de prévention sanitaire, de théâtre et de couture. L’École organise également des assemblées au cours desquelles est traitée une question choisie. Elles se basent sur une méthode de travail spécifique : ce qui est dit lors de ces assemblées est systématiquement traduit, tour à tour, dans l’ensemble des langues des participant·es du jour de manière à ce que chacun·e puisse suivre le déroulement de la discussion et y participer. L’École des Actes défend ainsi l’idée d’une pensée patiente, mais aussi d’une connaissance directe des situations de notre monde constituée à partir de l’expérience des participant·es présent·es. La régularité des assemblées permet la continuité d’un travail collectif et fait place à la durée nécessaire, parfois de plusieurs mois, pour qu’émerge une proposition nouvelle. Le projet garde cette idée d’un lieu qui se construit avec ses usager·ères.
Il s’agit aussi d’un espace de collaborations artistiques avec les usager·ères et certains membres de l’équipe de l’École des Actes. L’artiste Gaëlle Choisne a commencé à travailler avec la structure en 2016 autour d’un projet de film qui s’intitule lui aussi L’École des Actes. Cette œuvre a été initiée dans le cadre de l’action Nouveaux Commanditaires et produite par l’association Societies. Il s’agissait de parler de l’École des Actes, des conditions politiques de certaines personnes migrantes en France, de solidarité et de réparation, mais aussi de cinéma, documentaire tout particulièrement. À l’occasion de séances de travail, les volontaires ont choisi le personnage qu’iels souhaitaient incarner. Pour Gaëlle Choisne, il s’agissait de « demander à ces personnes ce qu’elles voulaient rejouer dans leur vie, comment exister autrement, comme dans l’hypnose régressive qui part des événements traumatiques pour changer le présent et qui considère la réalité et la fiction comme une même chose31 ». Le projet n’est pas allé jusqu’ici, l’idée était avant tout de faire appel à la parole, comme un agent de libération. Comme on peut l’observer, certaines personnes ont d’ailleurs préféré témoigner dans l’anonymat plutôt que jouer un personnage. Gaëlle Choisne a imaginé avec elleux différents scénarios. Elle leur a également proposé de concevoir les décors et les costumes à la Villette32. Le film alterne ainsi entre des images tournées à l’École des Actes et au théâtre de la Commune à Aubervilliers, où l’on assiste à des assemblées, ainsi qu’à la Villette. C’est à cet endroit que la scène finale été tournée en super 8 : dans le jardin des bambous, on peut observer un banquet et un mariage dont les protagonistes portent des bijoux conçus par l’artiste Ismail Afghan. Le film est également ponctué d’images issues du quotidien (avant d’arriver en France) des usager·ères ainsi que d’un morceau de rap en soninké (parlé en Afrique de l’Ouest) élaboré lors d’un groupe d’écriture mené par Gaëlle Choisne autour du voyage. Si cette œuvre a pu être montrée sous différentes formes au public à plusieurs occasions, au Palais de la Porte Dorée à Paris, dans le cadre du projet Monument aux Vivant·e·s (mai 2022 - juin 2023) ainsi qu’à la Ferme du Buisson au sein de l’exposition « Quotidien communs » (du 8 octobre 2023 au 28 janvier 2024), elle reste encore en cours de production.
Le pre-enactment que j’évoquais plus haut est au moins double car il a à voir avec la collecte d’idées, mais aussi avec leur mise en acte. Oliver Marchart, dans l’un des développements qu’il émet à propos de cette notion, dessine un parallèle avec les formes de préfigurations politiques présentes dans les mouvements des droits civiques des années 1960 et dans le militantisme d’aujourd’hui. Entretenant des liens avec la pensée anarchiste du xixe siècle, elles relèvent d’une organisation qui consiste à incarner (et non uniquement à espérer) la construction d’une autre société. « Le terme préfiguration renvoie à une temporalité du futur (« pré- ») et à une compétence relative à l’imaginal (« figuration »), recoupant ainsi (...) les pratiques culturelles et artistiques d’aujourd’hui33 ». De plus, la notion de préfiguration est empruntée à la théorie politique pour aborder le mode d’action des militant·es, et pourrait donc servir de point de départ au développement d’une théorie de l’art et du curatorial qui revendiquerait le potentiel transformateur de l’art sur la société, comme le font les projets évoqués dans ce texte.
La logique préfigurative décrite précédemment fait écho à l’idée d’ « infrastructure incarnée ». Cette dernière est notamment envisagée par la professeure en architecture et urbanisme Jilly Traganou34 comme « une préfiguration et une reconfiguration du monde ». Elle fait appel à cette notion pour qualifier, dans un contexte militant, la chaîne humaine formée par des femmes lors de leur occupation pacifiste (1981-2000) contre l’installation de missiles nucléaires sur la base Royal Air Force de Greenham Common, en Angleterre, ou encore ce qu’il s’est passé lors d’une prise de parole de Judith Butler dans le cadre d’Occupy movement à New York (2011) : la philosophe n’ayant pas de micro, ses mots ont été communiqués par le public à celleux qui n’entendaient pas35. Dans le domaine artistique, certaines pratiques — à l’instar du corps commun formé au cours de la performance de Fabiana Ex-Souza ou d’autres exemples, comme l’exposition « Un·Tuning Together » curatée par Émilie Renard et Maud Jacquin à Bétonsalon (2023) — semblent elles aussi, à leur manière, activer cette armature collective pensée pour l’écoute, l’attention et/ou comme appui solidaire. On peut se demander jusqu’à quel point ce type d’action peut fonctionner et perdurer. Si elles sont « intrinsèquement imparfaites, sujettes aux fuites et dans un état de fragilité permanente », les infrastructures incarnées fournissent pourtant bien des modèles précieux car, ici, « les fuites sont rapidement détectées par le corps collectif, toujours prêt à réparer et à restaurer36 ».
Translated from French by Ana Verona, copy-edited by Orit Gat