Les dispositifs théâtraux de Susanne Kennedy s’interrogent sur la nature même de la réalité et sont moins tournés vers l’origine que vers une forme de cyber-animisme, où la technologie servirait de médiation avec le monde invisible. Au croisement de l’installation vidéo et de la performance, ils transforment les comédien·nes en présences désincarnées. Doté·es de masques en silicone, iels jouent en playback des dialogues préenregistrés en studio, qui renforcent la déconnexion entre leur voix et leur corps. La scène y devient un simulacre d’univers domestique, propice à révéler l’inconscient du monde digital et l’envers déshumanisant de la société de consommation.
Après avoir exploré les textes d’Elfriede Jelinek, Enda Walsh et Sarah Kane, elle met en scène On achève bien les chevaux d’après Horace McCoy en 2011, puis Purgatoire à Ingolstadt de Marieluise Fleisser en 2013. Sa création suivante, Hideous (Wo)men (2013) résulte d’une collaboration avec le duo d’artistes performeuses Boogaerdt/VanderSchoot et détourne le dispositif du jeu télévisé Tournez Manège. En 2014, elle adapte le film Pourquoi Monsieur R. est-il atteint de folie meurtrière ? de R.W. Fassbinder et Michael Fengler, peaufinant un théâtre de l’absurde qui préfigure l’ère post numérique.
Viendront ensuite Orfeo (2015), puis Medea.Matrix (2016), sa première collaboration avec le plasticien Markus Selg, où écrans et lumière occupent une place centrale. En 2018, Women in trouble met en scène des femmes confrontées à la maladie et à la mort, depuis le point de vue d’une réalité artificielle. S’ensuivront une série de collaborations avec Selg, conçus comme des tableaux vivants où nature et technologie auraient fusionné pour donner naissance à de nouveaux rituels : Coming Society (2019), Algorithmic Rituals (2019), Ultraworld (2020) et Oracle (2020). L’atmosphère onirique d’ANGELA (a strange loop), programmé en 2023 à L’Odéon Théâtre de l’Europe, épouse aussi bien l’étrangeté hypnotique des films de David Lynch que la satire sociale de la série The Curse. Dans un décor entre plateau TV, bloc opératoire et appartementtémoin, une jeune femme ressent les symptômes d’un mal mystérieux dont l’origine n’est jamais identifiée. Une expérience sensorielle, à la fois burlesque et perturbante, qui transporte les spectateur·ices dans un rêve éveillé. Invitée du Festival d’Automne en 2023, elle livre dans la Grande Halle de La Villette sa propre version de l’opéra postmoderne Einstein on the Beach, initialement conçue par Bob Wilson sur une partition de Philip Glass. Une œuvre monumentale de quatre heures, montée sur une scène tournante, où les spectateur·ices peuvent circuler librement au milieu de chanteur·euses, de comédien·nes et de chèvres. Dans ce maelstrom psychédélique, post-humanisme et chamanisme se conjuguent pour dépeindre le cycle éternel de la civilisation, où le futur se rattache aux balbutiements de l’humanité.