Évènement

Alain Séchas

Mardi 24 juin 2003 à 19h

Catherine Francblin recevra Alain Séchas, l’artiste-aux-chats, chats parfois méchants, souvent canailles, nés d’une simple ligne noire tracée sur une feuille de papier et projetés en volume dans l’espace même du spectateur. Avec Joëlle Sask, spécialiste de philosophie politique, auteur d’un ouvrage récemment paru sur les relations entre l’art et la démocratie, ils aborderont le thème :
« L’oeuvre et l’expérience publique »

Au cours de ces Entretiens sur l’art, Joëlle Sask proposera une interprétation particulièrement originale et enrichissante de l’oeuvre d’Alain Séchas, comprise comme une proposition livrée à l’expérience du public.

Né en 1955, Alain séchas est l’un des artistes français les plus en vue de la scène artistique internationale. Son art, en prise directe avec l’actualité, évoque des situations de violence aisément reconnaissables, rejouées sur le mode spectral par des figures anthropomorphes familières échappées de l’univers de la bande dessinée. Ces créatures ambiguës, souvent articulées et dont les mouvements s’accompagnent parfois d’un fragment musical, provoquent chez le spectateur un choc destiné à l’éveiller, voire à l’inquiéter. Car l’art est, pour Alain Séchas, une chose sérieuse, même s’il vaut mieux l’aborder par le rire. « Je suis un moraliste, dit-il. Pour moi, art égale responsabilité ».

Catherine Francblin :
Pour cette dernière séance des entretiens sur l’art avant l’été, nous aborderons le thème de « l’art et l’expérience publique », autour du travail d’Alain Séchas. À ses côtés, nous accueillons Joëlle Zask, spécialiste de philosophie politique, qui vient de publier un livre intitulé « Art et démocratie ». Ce livre s’appuie sur ses rencontres menées avec des artistes, des galeristes, et des collectionneurs. Elle établit un parallèle entre les conduites artistes et politiques. Dans ce livre, Joëlle Zask a retenu les propos d’Alain Séchas et elle interviendra au cours de cette présentation sur son travail.
Le film auquel vous avez assisté en introduction est un « best off » de quelques images d’oeuvres animées et sonores d’Alain Séchas, enregistrées dans les espaces publics où elles ont été présentées.

Alain Séchas est né en 1955. Son art, en prise directe sur l’actualité, traite clairement des sujets de société. Qu’elles évoquent la mort par suicide des adeptes du Temple Solaire, le naufrage des pétroliers au large de nos côtes ou les affaires judiciaires qui secouent notre pays, ses oeuvres mettent souvent en scène des situations de violence facilement identifiables, rejouées sur le mode spectral par des figures anthropomorphes familières – comme le fameux Chat -, issues, comme toutes les créatures de Séchas, d’une simple ligne noire tracée sur une feuille de papier. Le dessin est en effet à la base de tout chez Séchas. Il est à la base de ses personnages en volume, souvent articulés et dont les mouvements s’accompagnent parfois d’un fragment musical, à la base de ces silhouettes fantomatiques, immatérielles, qui semblent surgir brutalement dans l’espace réel, comme s’il leur fallait provoquer un choc sur le spectateur, – un état de surprise et de suspens propre à sortir ce dernier de sa léthargie, ou à l’inquiéter. Pour Séchas, l’art doit effectivement produire un effet sur le spectateur. Il doit l’arracher à son indifférence, c’est-à-dire le rendre différent. Dans ses oeuvres – ses dessins, ses sculptures, ses films d’animation -, le tragique tutoie le comique et les Beaux-Arts côtoient les arts dits mineurs, à savoir la bande dessinée et la caricature. Car l’art est pour Séchas une chose sérieuse. Lui qui déborde d’humour, se considère comme un « moraliste ». Pour moi, dit-il « l’art égal responsabilité ». C’est sûrement sur ce dernier aspect que nous reviendrons avec Joëlle Zask.

Avant cela, entrons dans le travail d’Alain Séchas avec quelques images. Je voudrais tout d’abord revenir sur une pièce de 1985 qui appartient à la collection du Centre Pompidou : « Le mannequin » qui a la tête dans un seau. Cette oeuvre est présentée sur une publicité qui annonce l’exposition de « Derain à Séchas » au musée de Nimes. Je pense qu’il aurait fallu dire « de Rodin à Séchas » parce que cette image me semble renvoyer à la problématique de la sculpture moderne, qui démarre avec Rodin. L’oeuvre d’Alain Séchas relève d’un désir d’abaisser le personnage de la sculpture au niveau du public, d’un désir de couper court à ce que la sculpture traditionnelle a d’héroique, d’imposant. La sculpture moderne a voulu retrouver une forme de familiarité avec le public, et donc tente d’abaisser cette figure qui était toujours montée sur un haut socle (en général un personnage qui tenait la tête très haute, très haut dessus du public). Dans cette sculpture, Alain Séchas renverse cette proposition, il s’agit donc de l’aboutissement de la longue trajectoire de la sculpture moderne. De même Carl André a apporté la sculpture au niveau du sol. « Le mannequin » aborde une autre problématique celle de la figure humaine cachée, invisible, enterrée. Il y a donc un renversement de la proposition académique puisque la tête disparaît dans le pot et en même temps c’est la démonstration de la situation des années 80, qui a conduit à la disparition de la figure humaine. Pourtant, quinze ans après ce « mannequin » le travail d’Alain Séchas nous conduit à une oeuvre comme celle du « Chat des Rives de l’Aar » (2000, Commande publique de la ville de le Strasbourg) où réapparaît une figure pleine d’humanité. Cette oeuvre est donc implantée dans l’espace public, sur les rives de la rivière Aar ; elle est intéressante car elle propose la réapparition d’une figure, celle d’un chat. Il existe peut-etre de multiples façons d’expliquer l’utilisation de la figure du chat, mais laissons Alain Séchas répondre à cette question : pourquoi une figure de chat ?

Alain Séchas :
Je préfèrerais que l’on me pose la question du comment plutôt que du pourquoi. Je me suis laissé piéger par la figure emblématique du chat, c’est un motif, un instrument graphique, notamment les yeux du chat, sa sexualité très présente, ce qui m’a permis d’articuler plein de situations avec un motif commun.
La substitution à la figure humaine est une méthode vieille comme le monde, comme un masque. Dans l’histoire de l’Art Moderne, elle est utilisée notamment pour attirer l’attention sur la gestuelle, le décor. Par exemple, Matisse gommait déjà les traits du visage pour mieux manifester la pause du modèle sur un fond. Il n’y a pas d’autres raisons et puis on aime bien le chat. On l’a en nous depuis longtemps.

Catherine Francblin :
Le chat est un support d’identification facile, mais n’as-tu pas choisi ce motif pour éviter d’utiliser une figure humaine ?

Alain Séchas :
Le problème quand on fait une figure humaine, c’est qu’on fait toujours un autoportrait. Regardez Rubens par exemple, c’est un grand décorateur, qui a voulu attirer l’attention sur la construction du tableau mais ses figures étaient toutes les mêmes et il était critiqué en ce sens. J’ai donc cherché à décomplexifier la technique du portrait en réifiant la figure, et en la substituant avec ce félin, qui vous regarde dans les yeux, qui ne sourit jamais. Mais revenons à la question que je trouve assez triviale « Pourquoi je fais des chats ? ». Je préfèrerais la question « comment je fais des chats ? ». La question est tout à fait réelle et c’est la raison pour laquelle je fais des chats. Faire des chats reste finalement une sorte de piège de sorte qu’on s’identifie beaucoup. Obliger les spectateurs à voir est, pour moi, la définition de l’art. Il pousse à utiliser son oeil même si, au moment de la vision, c’est douloureux. Le chat est ici une sorte de piège car à peine voit-on le chat qu’on imagine des choses drôles, et toute l’imagerie du chat réapparaît : le chat égyptien, la bande dessinée, la caricature.
Je travaille sur le motif, c’est à la fois quelque chose de lointain, qui est à l’extérieur, et c’est aussi ce qui nous motive, ce qui est intérieur. Or le chat est à la fois intérieur et extérieur. C’est ma façon de m’incorporer physiquement dans un personnage, sans qu’il s’agisse d’autoportrait.

Catherine Francblin :
Nous sommes face à cette image du « Chat des Rives de l’Aar », à Strasbourg ; comment est faite cette oeuvre ? L’idée était-elle de faire une oeuvre qui ressemble à une sorte de photographie d’un instant précis ?

Alain Séchas :
Il s’agit d’une commande publique d’une commune de Strasbourg, autour de la nouvelle ligne de tramway. J’ai réalisé des dessins sur les colonnes de billetterie du tramway. Ces colonnes ont deux fenêtres, que j’ai occupées par une histoire en deux parties, ce qui n’est pas simple d’un point de vue narratif -il est plus simple d’aborder une histoire sous la forme thèse, antithèse, synthèse. J’avais donc le choix : soit faire une ellipse, soit couper l’image en deux parties. J’ai donc proposé pour chaque colonne une historiette qui renvoie au quartier, qui fait allusion à la vie strasbourgeoise, avec le grès rose de la cathédrale gothique de Strasbourg ou une chose du quartier que je remets sur ses pieds, que je remontre comme un touriste qui aurait fait quelques photos. Mais ces photos sont amenées à rester définitivement, ce qui me motive beaucoup.
Par exemple dans cette image, vous voyez une scène de tous les jours : au passage clouté, un automobiliste fait un bras d’honneur à un piéton et l’image suivante, le type descend de la voiture et on peut croire qu’ils vont se disputer mais au contraire ils se réconcilient. Je pense que l’expression un peu benoîte des chats, sur ce dessin, permet de croire en la réconciliation des deux personnages. De même, au niveau de la couleur,on remarque que le sol est jaune, la voiture rouge et le ciel bleu. Il s’agit de sérigraphies qui peuvent être vues, de jour comme de nuit. En plus c’est une image différente d’une publicité.

Catherine Francblin :
On a l’habitude de voir des sculptures dans l’espace public mais des dessins rarement. Vont-ils rester longtemps dans la ville ?

Alain Séchas :
Je l’espère, nous avons employé les techniques nécessaires pour assurer une longue vie à ces dessins qui représentent un certain engagement.

Catherine Francblin :
Dans cette image nous voyons « Super Chaton » qui se situe dans la cour d’un collège réputé difficile, situé face à une barre des années 60. Il a un air très innocent, ce n’est pas rien pour des gamins à l’esprit bagarreur de se trouver face à une sculpture de ce type. Est-ce un hasard ?

Alain Séchas :
C’était la première oeuvre que je réalisais pour un espace public et j’ai fait tout ce qu’il ne fallait pas faire. Elle était très fragile et elle a subit quelques détériorations de la part des élèves. Contrairement au « Chat des Rives de l’Aar », sculpture blanche qui se distinguait bien du fond noir de la forêt, dans cette cour de collège, il fallait jouer le contraste. Le chat est sur une petite éminence, ainsi sa proportion est déformée. De l’entrée, on en voit une image extrêmement forte, qui domine la cour positivement, il n’a pas un aspect monumental. Je voulais que ce soit visible, affirmé. Il existe une autre pièce publique, un peu plus petite que le « Super Chaton » : « El pacificator » qui est munie d’un dispositif où les yeux tournent et s’arrêtent brutalement et est destinée à un musée. J’ai donc commencé par une pièce dans l’espace public pour la continuer par une pièce artistique mais c’est le même modèle.

Catherine Francblin :
Nous montrons maintenant l’image d’une autre pièce, dans l’espace public, au centre culturel d’Amiens : « Triple Chaton ». Cette pièce joue avec un espace précis, elle peut être vue de jour comme de nuit, et les yeux s’éclairent en liaison avec l’éclairage public. Y a t-il donc une volonté d’inscrire l’oeuvre dans l’espace public ?

Alain Séchas :
J’ai l’idée que cette oeuvre existe chaque seconde. L’aspect diurne et nocturne est relié à l’éclairage public et en plus le jour cela ne se voit pas et j’aime particulièrement ce petit tour de magie. J’aime le choc provoqué, il n’a pas besoin d’être pré-maché par les circonstances sociales. En fait, je cherche un dispositif d’arrêt qui soit simple et qui par sa physicalité même a des effets complexes sur le spectateur. Cette pièce a été bien accueillie dans le quartier.

Catherine Francblin :
Joëlle Zask, est-ce pour l’attention de Séchas envers le public, son intérêt pour la réception de son travail, que vous l’avez retenu pour votre livre ?

Joëlle Zask :
Tout à fait, même si, personnellement, je ne vois pas de différence fondamentale de fonctionnement entre les oeuvres qui sont dans l’espace urbain et les oeuvres qui sont dans les musées. De nombreux sociologues s’intéressent aux conditions de réception des oeuvres placées dans l’espace urbain et ils ont montré qu’il y a une pluralité d’espaces publics dont on doit considérer la singularité. De ce fait, il y a aussi une pluralité de propositions artistiques en fonction de la singularité des espaces où les oeuvres se montrent. Par exemple, dans un musée, un centre d’art ou une galerie, les gens se déplacent, ils vont à la rencontre d’une oeuvre et sont d’avance dans un état de réception. Au contraire, dans la ville les oeuvres s’imposent et le public est confronté d’emblée à l’oeuvre, que le dispositif l’arrête ou non. L’important est que les oeuvres soient visibles. On ne voit pas de petites choses dans un espace public, saturé d’images. Ce qui m’intéresse dans le travail d’Alain Séchas c’est qu’il parvient à conserver une valeur de proposition, dans toutes ses oeuvres, qu’elles soient muséales ou urbaines. Son travail de distance par rapport au public m’intéresse. Il est à la fois, très respectueux du public, très propositionnel, très orienté vers un questionnement que tout le monde peut avoir et, en même temps, il est très péremptoire dans le dispositif plastique formel qu’il propose. C’est la raison pour laquelle la figure du chat est, certes, un motif, une manière de dessiner indépendamment de la thématique objective du dessin mais c’est aussi un personnage qui a une histoire, c’est le même personnage qui vit des situations différentes, qui s’incarne dans des moments différents. Ainsi, parmi « Les Suspects », le chat se distingue parce qu’il a une histoire et qu’on le reconnaît.

Catherine Francblin :
Mais pour aller au delà du travail de Séchas vous dites dans votre livre que ce qui vous intéresse dans l’art c’est qu’il y a toujours la question du public, ce qui vous permet d’établir une sorte de parallèle entre l’idéal démocratique et la pratique artistique. En effet, l’art s’adresse à des spectateurs. De même, la démocratie tient compte de la pluralité des points de vues des citoyens.

Joëlle Zask :
J’ai effectivement cherché à montrer que, du point de vue de la philosophie politique, il existe un système de convergence entre les pratiques artistiques en général et ce que serait, dans l’idéal, une conduite démocratique. La question de l’art m’a permis de plaider en faveur de la démocratie, au sens où dans toute activité artistique il y a, à la fois, adresse publique et proposition à un public, c’est-à-dire que l’oeuvre ne se conforme pas au souhait d’un public. L’oeuvre n’est ni objective, ni subjective, elle est puissance d’objectivation, de sorte qu’elle n’est ni intention de l’artiste, ni conformation à une nécessité sociale, à un problème politique ou à ce désir des consommateurs, elle est force de proposition de quelque chose de nouveau. Or c’est ce qui me semble être assez emblématique de ce que serait une démocratie, dans l’idéal. Une démocratie, au sens politique, institutionnel, se définit comme un système d’institution, de lois, de règles, d’habitude, de sorte que chacun puisse être un membre participant de la communauté de vie. En ce sens, l’art me semble très éclairant, car cette distanciation qu’il produit sans cesse entre l’artiste et les habitudes de réception qu’on retrouve dans le public se retrouvent aussi au niveau de la politique, quand on réforme par exemple. Effectivement, réformer signifie identifier un problème, qu’un citoyen participe à la définition du problème, qu’il se reconnaisse, qu’il bénéficie d’outils destiné à influer sur cette situation et que finalement il se mette d’accord avec autrui de sorte qu’une loi soit votée et que certaines mesures soient prises. La démocratie dans l’idéal, de même que l’art, avec des moyens et des finalités très différentes sont des processus de dynamisation de vivre ensemble. En ce sens, il me semble qu’il existe une forte connivence entre art et politique.

Catherine Francblin :
Vous dites aussi que les pratiques artistiques sont des expériences de liberté pour le spectateur car ce sont des propositions et non des impositions d’une idée, d’un dogme et que chacun peut prendre part à la constitution du sens de l’oeuvre.

Joëlle Zask :
En effet et ce qui m’a intéressée dans le travail d’Alain Séchas c’est que les dispositifs qu’il met en place sont des fortes invitations, voire des injonctions à prendre parti, à se responsabiliser donc à exercer sa liberté, donc à s’approprier le dispositif, de sorte que le spectateur se situe par rapport à l’artiste. Il offre une liberté d’agir, à former une opinion et à s’engager par rapport à un fait de société et donc à exercer une liberté.
Cependant, les dispositifs d’Alain Séchas ne donnent pas au public la liberté de voir n’importe quoi. La liberté publique est articulée à celle de l’artiste. L’artiste ne fait des propositions que quand lui-même est libre. Enfin, la force de proposition d’une oeuvre est relative au degré de liberté de l’artiste. La liberté du spectateur est, quant à elle, corrélative de la liberté de l’artiste exercée dans la continuité de son oeuvre.

Catherine Francblin :
Je suis d’accord avec votre propos qui est d’autant plus frappant dans le travail d’Alain Séchas que cette force de proposition qui amène le spectateur à réagir est très visible pas seulement dans les sculptures publiques mais aussi dans le dessin. Je trouve qu’il est très fort d’impliquer, dans le dessin, celui qui regarde.
Ainsi, je vous présente une série de dessin qui appartiennent au FNAC. Ils traitent toujours de la vie publique, de la vie en société. Ils sont de petite taille, et néanmoins aussi célèbres que les sculptures.

Alain Séchas :
J’ai toujours dit que mon travail était du dessin et le mot dessin s’entend pour moi dans ses termes les plus larges. Tu as raison de préciser que, pour moi, un petit dessin compte autant qu’une grande sculpture et sa réalisation m’est aussi difficile. Quand on parle de dessin, on pense à une certaine rapidité, mais je n’ai aucune facilité au dessin, d’autant que chaque dessin est autonome. Par exemple, les dessins que nous vous présentons constituent un ensemble dont le lien serait la technique à l’encre de chine plutôt qu’une thématique.
L’image que vous voyez maintenant représente un dessin plus ancien, paru seulement dans un catalogue. Pour moi, le dessin fonctionne selon son support. Par exemple un ensemble de dessins entourent la sculpture de l’Araignée qui marche et il s’agit de la même pièce sur le thème générique « les riches, le retour » comme un titre de film. Ces dessins sont liés à l’actualité : à l’époque de leur réalisation de nombreux articles traitaient des fortunes des capitaines d’industries.
Je travaille avec l’actualité, avec ce que j’ai sous les yeux, à certaine distance.

Catherine Francblin :
Est-ce que le dessin, que nous montrons maintenant (« Génial »), parle de la situation de l’art et traite de la perversion de certaines propositions artistiques ?

Alain Séchas :
Oui, complètement. On reconnaît une salle d’exposition, éclairée par une verrière. Cela renvoie à la difficulté de faire un dessin, puis un autre et s’engager. On pourrait penser que le dessin signifie une continuité mais, personnellement, à chaque dessin, je repars à zéro. Je travaille dans la discontinuité absolue. Chaque dessin est un engagement particulier, donc la recherche de ces motifs est difficile et l’oeuvre résulte de la réunion d’un motif et d’une technique (une encre de chine que l’on va utiliser pour une série).
Mais ce n’est pas tant le sujet de société que je traite qui est important, que ce qui est en amont du travail et qui va me motiver. Par exemple, ce n’est pas tant une scène particulière de suicide qui m’intéresse que la notion qui se cache derrière le suicide, à savoir l’abolition de tout.
Dans le dessin « Génial », je montre le snobisme qui existe dans l’art contemporain et qui fait qu’on est là mais on ne regarde pas. Paradoxalement il y a une immense quantité d’images autour de nous et donc une usure de la vision. Ainsi je ne comprends pas que des gens puissent discourir d’oeuvres en leur tournant le dos.
De plus, j’aime bien l’aspect des Beaux Arts, l’aspect « enseignement du dessin » et c’est une situation que je présente, un motif de plus que je traverse. Ce dessin traite aussi de la perte de la parole, car les spectateurs (des critiques, des conservateurs…) ne trouvent rien d’autre à dire que « génial ». La situation est cocasse mais s’il ne s’agit pas un dessin caricatural qui pourrait figurer dans un quotidien. C’est un dessin qui a été présenté dans un livre.

Catherine Francblin :
Voici un autre dessin célèbre « Peace & love » qui traite d’un sujet assez fréquent dans ton travail : la question de l’éducation, de la transmission des pères aux fils, la question de la formation d’une société, des jeunes dans cette société.

Alain Séchas :
Tous ces sujets (la perte du sens public, l’individualisme qui monte…) se retrouvent dans les quotidiens, les éditoriaux. Mais j’ai la naïveté de croire qu’en trouvant un dispositif formel puissant ajouté à un fait de société, on va pouvoir les voir.
Ce dessin est une gouache mais aussi une édition sérigraphique car le dessin débordait le cadre du poster.

Catherine Francblin :
Ce dessin montre une famille et ses enfants qui incarnent quelques calamités typiques de la société inscrites sur leurs T-shirt : « meurtre », « salaud », « suicide », « sanglant »…S’agit-il d’une critique de la génération 68 ?

Alain Séchas :
Oui, de façon très claire, on n’a qu’à lire, mais encore fallait il l’écrire sur les T-shirt !

Catherine Francblin :
Sur un thème assez proche voici l’image de « Professeur suicide », 1995, une oeuvre avec un motif sonore (andante de Joseph Haydn) qui montre un petit film, présenté par le professeur, lequel enfonce une aiguille dans la tête du ballon qui éclate. Il enseigne le suicide à ses élèves. Cette pièce fait référence aux morts par suicide collectif, notamment les morts des adeptes du
Temple solaire.

Alain Séchas :
Les sujets que je choisis sont proches de l’actualité et ont un caractère très ancien. Ainsi, même dans la bible il y a des histoires de suicides collectifs. Le titre réunit deux mots très différents. Cette pièce était au départ un dessin mais ce n’est qu’avec le dispositif filmique qu’elle s’est mise à fonctionner et la musique a ajouté encore à l’atroce et au sublime. Cette pièce contient une forte théâtralisation mais ce n’est pas du théâtre. Je tiens à rester dans les arts visuels. j’aimerais que le monde de l’art visuel, même chez un collectionneur, reste public qu’il n’y ait pas besoin d’une appréhension artistique pour cerner cette pièce.

Joëlle Zask :
Cette manière qu’a Alain Séchas d’associer un grand sentiment d’innocence avec les pires violences est particulièrement frappante. Dans « Professeur suicide », on retrouve le contraste très fort entre l’innocence et la gravité, entre la bonne attention et l’atrocité des conséquences de certaines actions. Ces personnages ont une expression neutralisée. Le ballon évoque l’enfance, le jeu ce qui renforce le sentiment d’un jeu innocent. La filiation qui conduit au meurtre, au suicide, est quelque chose de frappant dans toutes ces pièces ou, aussi, dans « Les enfants gâtés ». Il ne s’agit pas d’un thème mais d’un même motif, d’une tension entre des choix formels et des points d’insertion sociale, historique dans notre époque.

Catherine Francblin :
Nous vous montrons maintenant « Les suspects » qui appartiennent à la collection du centre Pompidou.

Alain Séchas :
Cette pièce est une suite de « Professeur suicide ». Nous sommes dans le même espace obscur, avec le même jeu lumineux mais le film est remplacé par le mouvement du spot qui circule avec la musique et montre chaque personnage, puis, sur une note très grinçante, s’arrête sur un personnage, mais pourquoi lui ?

Catherine Francblin :
Effectivement, comme dans « Professeur suicide » on retrouve des formes immatérielles, désincarnées, complètement irréalistes qui peinent donc à toucher, mais la musique introduit un sentiment émotionnel intense. Ainsi, nous sommes à la fois dans le dessin pur, en noir et blanc, et dans la musique, qui est la couleur et l’émotion absolue.

Alain Séchas :
« Professeur suicide » et « Les suspects » sont deux pièces complètes, totales mais pas totalitaires. Si le spectateur choisit d’entrer dans le dispositif, il fait face à une analogie très violente entre un ballon qui éclate et un humain qui va se vaporiser.

Catherine Francblin :
Pensez-vous que l’humour chez Alain Séchas participe de cette adresse au public particulière qui fait que l’oeuvre laisse une certaine liberté et oblige le spectateur à réagir ?

Joëlle Zask :
Oui, c’est un des procédés possibles qui permet de dédramatiser la capture du spectateur, par un dispositif qui l’arrête parce qu’il l’a surpris, parce qu’il lui fait peur…
L’humour accentue le caractère d’invitation à juger, à partager.

Catherine Francblin :
Diriez-vous que l’humour est un des facteurs qui permet à l’art de présenter des caractères semblables à une conduite démocratique idéale ?

Joëlle Zask :
L’humour, en politique, fait cruellement défaut mais je pense qu’il n’y a aucune relation nécessaire entre l’humour et l’art. Je pense que l’humour est juste un moyen. Mon livre met en évidence un certain nombre de critères qui définissent un mode de vie démocratique. Je définis, par ailleurs, le mode de vie démocratique comme un mode de vie qui favorise l’individu, ces critères se rapportent tous à la fabrication de l’humain, à la fabrication d’un individu avec son histoire, son jugement… Ces critères sont : la reconnaissance publique, l’éducation, l’historicité
la pluralité, l’engagement personnel et ensemble ils sont indissociables. Ainsi une éducation en art sera aussi une éducation destinée à permettre à chacun de se diriger vers un univers qui lui est propre. Autrement dit, éduquer veut dire fournir à une personne les outils qui lui permettent de s’accomplir comme une personne. L’éducation suppose la pluralité des personnes car sans pluralité, ce ne serait plus de l’éducation mais une instruction ou un conditionnement.
Or, j’ai trouvé dans l’expérience artistique et le jugement esthétique, la mise en oeuvre de tous ces critères et l’ensemble des critères peuvent apparaître comme une condition même de l’existence de l’art. Les pratiques artistiques, les modes de validation des oeuvres, à la fois par leurs auteurs et par les publics sont extrêmement éclairants. Ils témoignent d’une expérience qui s’approche beaucoup plus de l’idéal démocratique que de ce que l’on rencontre dans des conférences de citoyens, des sondages d’opinions ou des élections au suffrage universel.

Catherine Francblin :
Je trouve très intéressant dans votre livre la différence que vous faites entre la conception républicaine et la conception démocratique du citoyen. Pour vous, la conception républicaine, est basée sur un consensus entre les citoyens alors que la conception démocratique s’appuie sur la participation. C’est la raison pour laquelle vous rapprochez la conception démocratique des pratiques artistiques puisque l’artiste appelle le citoyen à participer, à s’engager.

Joëlle Zask :
Effectivement, la conception républicaine est fondée sur l’idée que, pour s’entendre, les gens doivent être semblables. Ainsi, la semblablité, l’identité serait une des conditions de vie en communauté, de vie pacifiée. Or, il existe d’autres modèles politiques, grâce auxquels on peut juger de l’erreur qui consiste à penser la paix sous les espaces de l’identité. La démocratie me semble être une alternative intéressante car c’est, finalement, que « chacun compte pour un ». Ainsi le droit de vote est accordé à chaque individu majeur, sans distinction de race. Cela signifie que chacun, en tant que membre d’une communauté, a toute latitude d’influer sur les conditions même de sa vie en commun avec les autres. Ce sens est issu de la tradition anglo-saxonne qui a beaucoup insisté sur le fait que la justice, la paix ou l’équilibre politique sont fondés sur la participation égale des citoyens à la fixation de leurs conditions de vie en commun. Ce sens a été occulté dans la conception républicaine puisqu’elle implique que les citoyens doivent adhérer à ce qui est identique en eux, pour vivre ensemble.
Au contraire, dans la démocratie, être citoyen c’est créer en commun les lois qui régissent notre vie et non adhérer à une loi qui nous régit et dont les citoyens ne reconnaissent pas la validité. L’art est plus du côté de la participation que du consensus, et toute adhésion est une preuve de non fonctionnement de l’art, de non art.

Catherine Francblin :
La manière de participer à l’oeuvre d’art c’est de donner un sens à l’oeuvre et c’est la pluralité des sens que les spectateurs vont donner qui créent la participation, n’est-ce pas ?

Joëlle Zask :
Effectivement, chaque spectateur par sa participation à l’oeuvre se constitue comme spectateur et augmente sa liberté. En même temps, quand les spectateurs émettent des jugements pluriels sur une oeuvre qu’ils reconnaissent comme commune à tous, ils participent à l’historisation de l’oeuvre. L’oeuvre s’enrichit de la pluralité des points de vues qu’elle suscite, de même que les spectateurs s’enrichissent des oeuvres qu’ils ont sous les yeux. En politique c’est très lourd de sens et cela peut servir de norme, de guide.

Catherine Francblin :
Cette image est une vue de la Chapelle de la Salpetrière, l’année dernière, où étaient montrés « Les somnambules ». la pièce est constituée d’un grand lit à baldaquin, au centre, et les chats somnambules déambulent autour et se poursuivent.

Alain Séchas :
J’aime le contraste entre un accrochage très classique, dans une succession de salles et la visite des « Somnambules ».

Catherine Francblin :
En ce qui concerne « Les enfants gâtés », 1998, sculpture exposée au Jewish Museum, il s’agit d’une pièce qui a créé de vrais grincements. Peux-tu nous en parler ?

Alain Séchas :
En effet, cette pièce a suscité l’émoi d’un certain public mais peut-être que les gens ne voient pas le travail artistique avec un sujet comme le nazisme, très sensible, cela rend les choses difficiles. J’ai fait cette pièce pour traiter du nazisme, pas dans une référence historique mais pour montrer qu’aujourd’hui il n’a pas disparu et qu’on le retrouve toujours comme un signe de provocation. J’ai donc décidé d’employer la croix gammée, même si ce n’est pas n’importe quelle image, mais j’emploie tous mes autres motifs violemment, comme celui-ci.
La pièce finie est positionnée entre deux miroirs de sorte que vous voyez une prolifération de bébés nazis, sorte de métaphore journalistique. Quand vous passez dans ce portail, vous avez une émotion et êtes obligé de l’assumer et vous vous demandez ce que vous allez faire de ce rayon optique. Les bébés nazis sont de petite taille car la vision simple de la croix gammée en petite taille était suffisante. L’oeuvre a été moulée pour lui donner l’aspect d’un bijou, avec une finition extrême pour qu’elle amène le maximum de contraste entre le bijou et la scène du bébé Hitler.

Catherine Francblin :
Joëlle Zask, s’il existe un parallèle possible entre l’idéal démocratique et l’art, pourquoi l’art d’aujourd’hui est-il si mal apprécié et si difficile d’approche pour le public ?

Joëlle Zask :
Je vais vous répondre en m’appuyant sur mon expérience personnelle. Je ne connaissais peu l’art il y a deux ans et j’ai trouvé que le milieu de l’art est très ouvert. Je ne me suis jamais heurtée aux gens du monde de l’art qui m’auraient dit : « va lire d’abord, tu reviendras après ». Au contraire, j’ai rencontré beaucoup de capacité de formation chez les galeristes et les artistes. Par ailleurs, l’art est un modèle qui est le moins cher donc structurellement il n’y a pas de raison pour qu’il y ait un tel abîme entre l’art et le public. Mais, culturellement, il y a sûrement plusieurs raisons qui expliquent ce divorce entre l’art et le public. Peut-être est-ce parce que l’on accorde trop d’importance au consensus par rapport à la participation ? De plus, il existe peu de relais médiatiques ou éducatifs qui permettent réellement aux gens de partager l’expérience de l’art. Il y a aussi une grande méfiance de la part des publics qui s’explique par le fait qu’ils ont perdu de vue l’histoire de l’art, comme si les oeuvres d’aujourd’hui n’étaient plus portées par le passé. Par défaut d’éducation, de transmission, les gens ne comprennent plus ce qu’ils ont devant les yeux. Finalement, une manière de combler les fossés entre l’art et les publics serait d’en revenir à l’enseignement de l’histoire de l’art dès le collège.

Question du public :
Quelles sont vos prochaines expositions ?

Alains Séchas :
J’expose à la villa Arson en juillet et la galerie Petros Sparta, près de Dijon, présentera de nouveaux dessins qui, eux, ne parlent pas !

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Intervenants

Joëlle Zask

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

Prochainement

À la librairie 
Samedi 25 mai 2024 à 17h

Lancement de Pour des écoles d’art féministes ! 

de 15h à 17h, à Bétonsalon
Lancement de l’ouvrage La Part affective (Paraguay Press) de Sophie Orlando et conversation avec Émilie Renard et Elena Lespes Muñoz.

de 17h à 18h30, à la Fondation Pernod Ricard
Lancement de Pour des écoles d’art féministes ! (2024), ouvrage collectif coédité par l’ESACM et Tombolo Presses
avec T*Félixe Kazi-Tani, Gærald Kurdian, Sophie Lapalu, Vinciane Mandrin, Michèle Martel, Sophie Orlando, Clémentine Palluy, Émilie Renard et Liv Schulman.