Évènement

Natacha Nisic

Mardi 20 septembre 2005 à 19h

Peut-on faire des images d’Auschwitz après toutes celles que le monde entier a pu voir et associer aux camps d’extermination nazis ? Confrontée à cette question lorsqu’elle se voit passer la commande d’un film sur Birkenau pour le Mémorial de la Shoah, Natacha Nisic a répondu par l’affirmative.

De même qu’on peut écrire, peindre, composer de la musique, danser après Auschwitz, on peut aussi produire de ces lieux de torture des images tout autres qui ne soient ni oublieuses de l’histoire, ni irrespectueuses de la souffrance endurée, et qui pourtant témoignent de la vie plus que de la mort, de la lumière, de l’émotion engendrée par la surface irisée d’un plan d’eau. C’est en tout cas ce qui ressort des vidéos et des photographies réalisées par l’artiste à Auschwitz au cours de plusieurs voyages effectués entre 2003 et 2005. C’est aussi ce qu’elle cherche à exprimer dans les images qu’elle a tournées à Hiroshima ou en ex-Yougoslavie.

Pour ces « Entretiens sur l’art » de rentrée, Natacha Nisic aura à ses côtés l’écrivain et critique littéraire Philippe Forest. Remarqué pour son premier roman L’Enfant éternel (1997), Philippe Forest a publié en 2004 Sarinagara, une sourde et superbe méditation sur la souffrance et son possible dépassement. En effet, le mot « Sarinagara » signifie « cependant ». Il est emprunté au poète japonais Kobayashi Issa qui, confronté à la mort de son enfant, écrit en substance : « Tout est néant… Et pourtant, pourtant… ». Sarinagara évoque également la figure du photographe Yamahata Yosuke qui fut le premier à photographier les victimes et les ruines de Nagasaki, au lendemain du bombardement du 9 août 1945.

La discussion s’appuiera sur une projection d’images et de films de Natacha Nisic dont on peut voir actuellement (jusqu’au 2 octobre) une exposition au musée Zadkine à Paris.

Natacha Nisic est née en 1967 dans l’Isère et travaille à Paris.
Philippe Forest est né en 1962 à Paris et enseigne à l’université de Nantes.

 

Catherine Francblin : « L’art au risque de la mémoire », sous ce titre, nous ne traiterons pas de cet art si présent aujourd’hui, qui se situe du côté de l’ironie, de la plaisanterie, du jeu.
Nous aborderons des sujets dont la seule énonciation évoque la tragédie, l’effroi, le néant. Auschwitz, Hiroshima, Nagasaki, Sarajevo : ces mots sont lourds, tellement lourds que certains se demandent s’ils peuvent engendrer autre chose que du silence, s’ils peuvent laisser les artistes, les poètes recommencer à écrire, à peindre, à rêver.
Nous recevons ce soir Natacha Nisic, née en 1967. Elle présente un film sur la porte de Birkenau au mémorial de la shoah. Elle présente actuellement une exposition au musée Zadkine intitulée « Effroi » qui réunit un travail autour d’Auschwitz. Philippe Forest est écrivain et romancier. Il est l’auteur d’une biographie sur Philippe Sollers, publiée au début des années 90, et de plusieurs romans dont l’un, intitulé « l’enfant éternel » a reçu un prix en 1997. En 2004, vous avez publié un livre superbe intitulé « Sarinagara », paru aux éditions Gallimard, lequel sera notre référent dans ce débat. « Sarinagara » est comme une méditation sur le temps, sur l’histoire de l’humanité, pensée comme un « recommencement perpétuel », comme une aube et un crépuscule permanents ou, comme il le dit encore, comme « un long séisme à peine ininterrompu ». J’ajoute que Philippe Forest est aussi l’auteur d’un livre passionnant sur Raymond Hains : « Raymond Hains, uns roman », publié dans la collection « Art et artistes », chez Gallimard.
« Sarinagara » est un mot japonais emprunté au poète Kobayashi Issa. Dans quelles circonstances avez vous trouvé ce mot ? Connaissiez-vous ce poète avant ? Que signifie « Sarinagara ».

Philippe Forest : « Sarinagara » est le dernier mot d’un Haïku de Kobayashi Issa qui est un des très bons poètes de la littérature japonaise. Il a marqué l’histoire des Haïkus au début du 19ème siècle. Un de ces Haïku nous dit « monde de rosée c’est un monde de rosée et pourtant pourtant ». Ce poème est célèbre au Japon mais aussi en France pour les lecteurs de littérature japonaise. Jusqu’à ce que j’aille moi-même au Japon, j’ignorais que ce Haïkus avait été originellement intégré par Issa à un texte en prose, un texte autobiographique dans lequel il raconte les évènements qui l’ont marqué et notamment la mort de sa fille. Ce poème est donc une méditation poétique sur cet évènement. Nous parlons ce soir de l’histoire de la mémoire et je crois que c’est important, pour un artiste ou pour un écrivain, d’essayer de trouver une voie d’accès au temps de la mémoire, de l’histoire. A mon avis cette voie d’accès suppose de passer par une expérience singulière, une expérience de jouissance ou de souffrance. Ce petit mot « Sariganara » ouvre au temps de l’histoire, de la mémoire, à partir de cette expérience singulière du deuil.
Ce poème est bref, c’est un texte qui se suspend. C’est le principe même du Haïku, un texte de 17 syllabes. En même temps cette brièveté suppose une suspension, un achèvement.

Catherine Francblin: Quelle est la particularité des poèmes d’Issa ?

Philippe Forest : Ce qui est particulier dans les poèmes d’Issa c’est qu’il a une position très spécifique. Il y a quelque chose qui préserve un peu sa poésie, il a une attention au corps, au monde, qui protège d’une lecture trop spirituelle. Ce qui me plaisait dans ce poème de Issa, c’est qu’on peut en faire deux lectures opposées :
« Un monde de rosée c’est un monde de rosée et pourtant, pourtant » : peut se comprendre ainsi : je savais bien que tout était néant mais cependant je me suis aperçu que je n’étais pas préparé à cette vérité ou ainsi tout est néant et quelque chose existe après ce néant, il y a un recommencement. On peut proposer deux lectures, pessimiste ou optimiste et c’est justement l’hésitation entre ces deux lectures qui constitue le lieu même où l’art, la littérature doit s’inscrire.

Catherine Francblin : Revenons au film de Natacha Nisic ; je crois qu’il s’agit d’une commande qui a été passée par le mémorial de la Shoah, comment est-il présenté ?

Natacha Nisic : La commande qui m’avait été faite était de filmer où de faire une représentation de la porte de Birkenau qui serait inscrite dans l’architecture du lieu et représenterait la première porte à franchir avant la connaissance. L’exercice a été très difficile car cette porte est en soi un cliché, une image souvent utilisée pour représenter les camps. Cette image a déjà une valeur symbolique très forte. Alors pourquoi et comment montrer ces images déjà trop représentées où mal représentées. C’est avec cette interrogation que je suis allée a Auschwitz. J’ai proposé une image de la porte de Birkenau filmés selon la technique du « transtrave ». Il s’agit d’une figure rhétorique du langage du cinéma (c’est une figure de Hitchcock) qui consiste physiquement à faire un travelling et optiquement à reculer avec un zoom arrière. Cette technique donne l’impression d’un temps suspendu. Les rails ne bougent pas mais la porte avance quand même, c’est cette contradiction intérieure de l’image que j’ai cherché à realiser et qui est la ligne de réflexion de mes travaux.

Catherine Francblin : L’historienne Annette Becker, qui écrit dans le catalogue publié par le musée sur votre exposition, dit de ce film qu’il est l’expression d’une double impossibilité : l’impossibilité de rentrer dans le camp et l’impossibilité d’en sortir, est-ce cela que vous avez cherché à exprimer avec cette image ?

Natacha Nisic : La question du positionnement de la prise de vue se pose d’emblée à Auschwitz. Nous avons beaucoup débattu pour savoir si on devait prendre l’image de devant, comme si on allait rentrer dans le camp, ou si de derrière on était déjà comme à l’intérieur du camp et que l’on avancerait pour en reculer. Il s’avère que les rails ne permettent pas de filmer en avançant donc on a filmé de l’intérieur et l’endroit où nous nous trouvions était au pied des chambres à gaz.

Catherine Francblin : Comment votre exposition « Effroi » est-elle née ?

Natacha Nisic : Je suis partie à Auschwitz pour la première fois filmer la porte de Birkenau et le voyage a été très éprouvant. C’était un échec permanent, on n’arrivait pas à faire de plan. Finalement nos difficultés se sont résolues le dernier jour. La première fois où j’ai pris le temps d’errer dans le camp j’ai trouvé cette errance très étrange puisque il s’est soudain mis à faire très beau, les oiseaux chantaient…. L’image était très pittoresque. Je me suis alors demandée si j’avais le droit d’éprouver une émotion proche de la joie, de l’allégresse. Je me suis approchée d’un réservoir situé juste à coté des rails et dont je n’avais jamais entendu parler. Il ne correspondait absolument pas à l’image que j’avais d’Auschwitz. La surface de ce réservoir rempli d’eau formait une image parfaite, une réflexion du monde presque archétypale, comme un tableau du 19ème…. L’image était très troublante. Lorsque je me suis rapprochée j’ai entendu un bruit très étrange, c’était celui d’un crapaud qui était assis sur les marches du réservoir. Je l’ai photographié et l’image a fait l’objet d’une première photographie. L’image est paisible, très douce. Ca a été le point de départ d’un grand choc est d’une grande série d’interrogations : qu’est ce que c’était que cette chose ? Quel était le statut de cette image ? Qu’est ce qu’elle représentait ? Quel travail pouvais-je faire autour de cette image ?

Catherine Francblin : La dimension de l’imaginaire fonctionne et joue un rôle. C’est ce que vous vous êtes dit j’imagine. Vous vous interrogez sur ce que vous avez vu et votre imaginaire a pris le relais.

Natacha Nisic : La violence de cette image réside dans le fait qu’Auschwitz est le lieu où on se pose la question de l’imaginaire. La réalité est tellement inconcevable que même l’imagination est suspecte. On se raccroche à des éléments témoins de la réalité, des documentaires, des récits, des paroles et là on est confronté à un autre type de représentation. Cette même image dans une autre mare aurait été étrange mais il y a une espèce de résonance d’une telle violence quasi inacceptable, qu’il fallait que je fuis cette image. Je suis donc retournée à Auschwitz, il fallait que je comprenne et que je fasse d’autres images. Je suis retournée au Printemps dernier et j’ai alors réalisé plusieurs images et une vidéo. Il ne s’agissait pas pour moi de faire une performance mais de respecter le lieu, d’où cette image abstraite. J’ai conscience de vouloir proposer une expérience subjective, intime et extrêmement complexe.

Dans la photographie intitulée « La mare aux cendres » on aperçoit voit dans l’axe, au fond de l’image, des arbres de béton et à gauche un bois de bouleaux.

Catherine Francblin : Ces images sont très sereines. Si on ne connaissait pas l’histoire que vous racontez elles ne seraient pas aussi pesantes. Sans leur légende, elles pourraient venir de n’importe où.

Natacha Nisic : Effectivement, le paysage ne parle pas, ou peu, et c’est exactement dans ce paradoxe que la mémoire se situe. La charge de mémoire se fait dans l’absence. Il me semblait important de ne pas montrer des images tragiques puisque nous en sommes déjà abreuvées et qu’il y a une culture de satisfaction morbide de l’horreur. Il s’agit là d’inscrire dans l’image même, une position qui est celle du travail qu’on doit faire, d’installer une certaine distance.

Catherine Francblin : Natacha, vous êtes même allée plus loin puisque vous avez filmé des habitations.

Natacha Nisic : Je vais vous montrer deux films composés d’une part d’une suite des bassins remplis et d’autre part les images urbaines d’une route qui part d’Auschwitz. On a pris cette route qui part d’Auschwitz et à trois kilomètres, nous sommes tombés sur ces immeubles. Cette ville nous a semblé intemporelle et terrible puisque qu’elle existait sûrement il y a soixante ans.

Catherine Francblin : Ce qui est étonnant dans notre travail c’est que si l’on n’entendait pas les personnes parler polonais on pourrait se croire à Cergy, à Sarcelles…

Natacha Nisic : Oui, paradoxalement on ne pourrait pas être ailleurs qu’à Birkenau, et pourtant cette image d’immeubles pourrait être à peu près partout ou nulle part. Cet aspect indéterminé du lieu est justement toute la question.

Catherine Francblin : Cet été après avoir vu votre exposition, j’ai lu de nombreux textes sur une exposition qui avait lieu à Bâle et intitulée « Covering the real » . Cette exposition traitait des liens entre le document, l’image d’actualité et l’art. Des artistes comme A. Warhol ou Wolfgang Tillmans qui travaillent avec des images prises par d’autres, ou comme Bruno Serralongue qui se rend sur les mêmes lieux que les photojournalistes, montrent que l’oeuvre d’art, si elle est en partie liée avec le réel, est toujours à la recherche d’une distance, elle souligne une information, la recadre, la retraite, souvent, d’ailleurs, en produisant une critique de l’image médiatique.

Natacha Nisic : En même temps, les artistes n’ont pas le choix, il est tellement difficile de se soustraire à l’invasion d’images, de trouver la juste mesure et de saisir quelque chose de l’ordre du tragique. Face à ces difficultés, la position de l’artiste ne peut être que dans des formes de retraits.

Catherine Francblin : Nous allons maintenant vous montrer les images de Yosuke Yamahata, le premier photographe à avoir photographié le bombardement de Nagasaki. Ce sont des photographies de guerre et donc d’actualité et vous Philippe Forest vous posé la question : est-ce réellement de l’art ?

Philippe Forest : On peut partir de l’idée de distance puisque Yamahata est un témoin « indigne ». C’est en effet un photographe de propagande qui servait dans l’armée japonaise et était lié aux principaux dirigeants de cette propagande. Par hasard, il ne se trouvait pas loin du bombardement. Il est donc l’un des premiers témoins. Il raconte comment toute capacité d’émotion a été anesthésiée par le choc. Ce sentiment est d’ailleurs partagé par toutes les victimes. L’ampleur du traumatisme est telle que les témoins doivent s’en défendre, non pas pour fermer les yeux mais au contraire pour pouvoir les ouvrir. La distance de l’élaboration artistique doit être là.

Catherine Francblin : Dans quel état d’esprit est il quand il prend ses photo ?

Philippe Forest : Les informations concernant ce bombardement étaient très rare à cause de la censure et de l’état de délabrement dans lequel se trouvait le Japon. Yamahata se trouvait en garnison à quelques centaines de Kilomètres de Nagasaki. Il a alors appris qu’une bombe d’un nouveau type était tombée sur Nagasaki. Lorsqu’il est arrivé, il n’était absolument pas préparé a ce qu’il va voir : une ville complètement rasée, une dévastation sans précédent. Il raconte en quelques pages dans un entretien, cette espèce de distance qui l’a séparé instantanément de l’événement et depuis laquelle il a pris ses photographies. C’est seulement lorsqu’il a développé ses photo qu’il a été submergé par l’émotion.

Catherine Francblin : Pour revenir à Auschwitz, je me rappelle les propos de la photographe américaine Margaret Bourke-White qui fut une des premières photographes à entrer dans les camps en avril 1945. Elle explique que l’usage de l’appareil photo était presque un soulagement. Qu’il intercalait entre elle et l’horreur de ce qu’elle découvrait comme une barrière, un voile protecteur. C’était alors comme si elle voyait ces horreurs pour la première fois. Beaucoup de correspondants, semble-t-il, travaillaient dans ce même état de stupeur imposée. Autrement c’était impossible.

Philippe Forest : Yamahata a été jeté dans l’évènement sans être préparé et ce sont ses réflexes de professionnels qui agissent et qui, en quelque sorte, le faisaient travailler sans qu’il ait conscience de ce qu’il était en train de faire. Il y a quelque chose de frappant dans ses photographies lorsqu’il les compare avec les photographies médicales commandées par une commission américaine afin de documenter scientifiquement les effets de la bombe nucléaire. On est dans une pratique perturbante puisque le sujet devient objet par un regard médical qui l’instrumentalise. Tandis que là, Yamahata ne fait pas du tout dans cette instrumentalisation, sans doute parce qu’il est dépassé par l’évènement.

Catherine Francblin : Vous dites dans votre livre : « Se demander si les photographies de Yamahata sont ou non de l’art reviendrait à se poser la question à l’envers. Car c’est l’art qui n’est rien s’il ne touche pas à ce dont témoignent de telles photographies ».

Philippe Forest : J’aurais tendance à renverser la relation qui existe entre éthique et esthétique, peut être que je m’aventure beaucoup en disant ça mais pour moi l’esthétique dépend de l’éthique, il y a une subordination de l’esthétique à l’éthique.

Catherine Francblin : Dans votre livre vous commentez un certain nombre de ces photographies, pourriez vous nous en parler ?

Philippe Forest : Cette photographie est la plus connue, elle a été utilisée en 1952 pour la grande exposition « The family of man » aux Etats-Unis. La photographie a été retenue à un détail, la figure de l’enfant avec une boule de riz dans la main et qui est pratiquement méconnaissable, on dirait une boule de neige. On ne comprend pas très bien sans légende, la photographie ne parle pas c’est la légende qui la fait parler.

Catherine Francblin : Cette photographie représente le reste du temple. Je suis tombée sur une photographie de Auschwitz et très curieusement, l’une des portes de l’entrée du camp ressemble à un temple japonais. Simone Weill dit d’ailleurs « je ne m’en étais jamais aperçue mais on dirait un monument asiatique ».

Philippe Forest : La porte a une valeur symbolique très forte, elle représente le seuil, le passage entre les vivants et les morts, la porte de l’enfer. Elle vous place tout de suite dans le mythe, dans la légende. Notre imaginaire doit prendre la relève de la pure observation. L’artiste doit assumer cette élaboration de l’imaginaire qui donne son sens à ce qu’il a vu. L’effet dévastateur de la bombe nivèle tout, le monde devient strictement horizontal même si quelques vestiges de verticalité subsistent, la porte, la cheminée…

Catherine Francblin : Présentons maintenant cette photo très célèbre de la jeune mère qui donne le sein. Cette image est très contradictoire. Elle montre à la fois le désespoir absolu de cette femme et le fait qu’elle donne le sein à son enfant représente une forme d’espoir ? Celui de survivre.

Philippe Forest : C’est cette photo qui m’a donné envie de parler de Nagasaki dans la deuxième partie du roman. J’avais dans l’idée de faire un livre construit comme un triptyque dans lequel on trouverait successivement un poète, un romancier et un photographe. Mon idée était de montrer comment le roman est pour moi le lieu où on arrange les images, où on les fait parler. Je suis tombé un jour par hasard sur un documentaire réalisé pour le 50ème anniversaire de Nagasaki. Des journalistes américains ont essayé de retrouver les personnes photographiées par Yamahata en 1945. Ils ont notamment retrouvé cette jeune femme et malheureusement son bébé est mort quelques jours après l’explosion, alors que le photographe laisse imaginer que son enfant va survivre.

Catherine Francblin : Voici un extrait de votre roman qui aborde justement le moment où cette femme revoit cette photo cinquante ans après :
 » Personne ne peut imaginer le coeur de cette femme et ce qui vivait en lui tandis que quelques inconnus lui tendaient l’image – que peut-être elle n’avait jamais vue – contenant tout ce qu’il restait désormais de son enfant perdu. Traversant toute la nappe impensable du temps, il revenait vers elle : non pas l’enfant lui-même, car rien n’aurait pu le faire revivre, mais l’enfant irrémédiablement perdu, qui ainsi lui était rendu et dont elle ne savait dire qu’une chose, que, comme tous les autres, cet enfant là était infiniment précieux, que rien ne justifierait jamais son effacement horrible, que les années passant n’atténueraient en rien le scandale nu de sa disparition. Et le regardant une seconde fois, d’un regard qui traversait tout le temps de sa vie, la femme, mystérieusement souriante, retournait pourtant à l’enfant vivant le présent gracieux et mélancolique de son inconsolable amour. »
C’est un peu ce moment, qui est à la fois un moment d’oubli et de douceur d’aimer que vous signalez là chez cette femme.

Philippe Forest : Je pense à Barthes lorsqu’il parle de l’ambivalence de la photo, de l’image, qui est toujours signe d’une absence et d’une présence en même temps.

Catherine Francblin : Natacha, en dehors du fait que vous êtes artiste vous travaillez également pour la télévision, vous faites des émissions de type documentaire, sur la géopolitique. Est-ce que vous faites une différence entres les photos documentaires et l’oeuvre d’art ? Comment associez-vous les deux ?

Natacha Nisic : Au niveau du temps, c’est une relation conflictuelle qui vient de l’extérieur. Dans les univers tels que la télévision, la place qui est laissée au doute est faible, doute qui se traduit dans les images qu’on produit. Cette indécision même est difficile à montrer dans des lieux où justement les choses doivent être démonstratives. Le documentaire n’est justement pas le lieu de la preuve, de la démonstration. Le monde de l’art est le lieu de l’interrogation sur le statut des images.

Catherine Francblin : Tout à fait, quand on parle de documentaire on a l’impression de parler de la réalité mais en fait ce n’est pas la réalité.

Natacha Nisic : S’il y avait un exemple à donner, pour moi il y a un moment que je trouve très fondateur dans la fabrication des images d’après Auschwitz : le moment de l’ouverture du camp, quand les Soviétiques arrivent et que l’armée rentre dans le camp, ce qui est à voir pour les soldats est tellement impossible et insoutenable que les soviétiques ont reconstitué l’arrivée des soldats. Pour moi c’est tellement crucial, la vérité ne se montre peut être pas. Une image peut être à la fois vraie ou fausse. L’important réside dans ce qui est dit autour de l’image, ce qu’on est capable d’imaginer avec une photographie.

Philippe Forest: C’est la question de la représentation. Je reviens à la question de l’éthique : l’art est toujours réaliste. Il est le produit d’une représentation qui doit être fidèle et c’est sur cette fidélité que l’on doit juger les images. La fidélité au réel est tout à fait différente de la conformité de l’apparence, de la réalité.

Catherine Francblin : Le travail de Natacha Nisic sur la Yougoslavie montre que l’oeuvre d’art est une forme très complexe de témoignage de la réalité. Le travail que vous avez produit témoigne du fait que vous n’avez pas voulu traiter des images comme elles avaient été traitées à la télévision

Natacha Nisic : En 1992, j’étais personnellement concernée par les événements qui avaient lieu en Yougoslavie. Je me suis demandée comment trouver une forme de parole proche de ce que les gens vivaient. Il y a alors eu plusieurs concours de circonstances. La publication d’un livre « lettre de Sarajevo », qui réunissait les lettres de gens qui écrivaient à des proches vivant dans la ville assiégée. A l’époque je travaillais avec une amie et on avait envie de travailler plus dans la rue que dans les galeries. Notre idée à été d’extraire des lettres, de simples phrases, de les présenter sur de grandes bandes et de les coller sur les murs.
Toutes les phrases commençaient de la même manière : Sarajevo, la date et un bout de lettre ou la fin de la lettre. Il existe aujourd’hui une vingtaine de phrases.

Catherine Francblin : Vous avez donc prélevé des textes, comme les artistes prélèvent des images dans le journal, d’une réalité, que vous présentez sous une forme particulière.

Natacha Nisic : J’ai simplement déployé le texte dans l’espace. Je l’ai fait passer de l’intime, du confidentiel, à l’espace public. Puisqu’elles avaient déjà été publiées je n’offensais pas les personnes qui avaient écrit ces lettres et en même temps, il fallait que cette voix intime soit vue à l’extérieur et qu’on en saisisse le drame intérieur. L’expérience intime dans sa banalité peut toucher de façon beaucoup plus universelle, il suffit juste de la pointer, de la déplacer.

Catherine Francblin : Dans ce travail, vous recherchez un biais, celui entre le trop de mémoire qui fige et le pas assez de mémoire qui fait que l’on oublie. Voilà pourquoi on a intitulé cette conférence « l’art au risque de la mémoire ».
Je voudrais revenir au premier mot du livre de Philippe Forest, vous parlez d’un rêve et vous dites cette phrase étonnante : « l’oubli est nécessaire à la survie ». Considérez-vous que l’art n’est possible qu’à celui qui redevient un enfant ?

Philippe Forest : C’est une formule de Baudelaire. Sans parler de génie, le propre de l’activité artistique est de chercher du coté de l’enfance, du rêve. Le principe du roman est de voir comment du plus profond de l’oubli ressurgit la mémoire de son désir.

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Intervenants

Natacha Nisic
Philippe Forest

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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