Évènement

Philippe Mairesse

Mardi 30 avril 2002 à 19h

Catherine Francblin propose une discussion sur le thème: «Autres utopies – Quand l’art interroge l’entreprise»

Elle s’entretiendra sur les nouvelles relations entre l’art et l’entreprise avec ses deux invités :
l’artiste Philippe Mairesse qui, en collaboration avec une société de consulting, mène un projet consistant à transposer les démarches créatrices des artistes dans le domaine de l’entreprise et André Bour qui travaille au sein de la société Unlimited Responsability créée par l’artiste Fabrice Hybert.

Depuis quelques années les relations entre l’art et l’entreprise connaissent une importante évolution. Jusqu’à une date récente, les univers de l’entreprise et de l’artiste étaient considérés comme antithétiques. L’artiste n’était censé apporter à l’entreprise qu’un «supplément d’âme» et n’était sollicité que pour décorer les halls d’entrée des sociétés ou illustrer les traditionnelles cartes de voeux. De leur côté, les artistes voyaient l’entreprise comme un monde avec lequel il était peu recommandé de se compromettre. Cette relation s’est modifiée sous la pression d’un certain nombre d’artistes qui ne conçoivent plus leur travail en termes de production d’objets mais en termes d’échanges et de services. Ces artistes, à l’instar des entreprises tertiaires, ne parlent plus d’oeuvres, mais de projet, une terminologie qui implique une pratique artistique empruntant au fonctionnement de l’entreprise, à ses méthodes d’organisation, à son économie. Ainsi, par exemple, l’artiste Fabrice Hybert a créé, en 1994, la société Unlimited Responsability qui lui permet de commercialiser des produits imaginés par lui-même ou par ses confrères. Ainsi, également l’artiste Philippe Mairesse qui a fondé la société Accès Local afin de développer toutes sortes d’«outils esthétiques», de l’organisation de rencontres et de conférences à la production de revêtements de sols ou d’éléments de signalétique.

Catherine Francblin:
L’art et l’entreprise relèvent d’univers différents, voire opposés, et leur mariage a toujours créé une grande suspicion. En France les artistes qui ont travaillé avec des entreprises ont été souvent déconsidérés. Cette suspicion est certainement une conséquence de la méfiance du monde de l’art envers l’argent et de la place prise par les structures de subvention publique. Entre artistes et entreprises, les relations ont été limitées.
Ces dernières années, nous constatons que la relation se construit davantage dans 1 certain sens: les entreprises vont vers les artistes, comme Renault, Cartier, Deutsch Bank, Philip Morris etc…. Cependant, une nouvelle façon d’aborder cette relation est en train de se développer: les artistes portent une attention nouvelle au monde du travail, à l’entreprise.
L’approche «classique» est la création d’une oeuvre dont le sujet est le monde du travail, comme les oeuvres de Gursky.
Deuxième approche: certaines oeuvres empruntent à l’esthétique de l’univers commercial: Philippe Cazal, par exemple, travaille sur le thème du logo.
En marge de ces catégories, certains artistes aujourd’hui s’inspirent des méthodes et procédés de l’entreprise. Le modèle de l’entreprise intéresse Accès Local et UR (Unlimited Responsability). Leurs deux entreprises, créées par des artistes (Philippe Mairesse, d’une part, Fabrice Hybert, de l’autre) sont inscrites au registre du commerce. Si Accès Local et UR ont l’ambition de fonctionner comme de véritables entreprises, elles développent des projets très différents. Nous allons voir qu’il est possible de développer des conceptions très différentes.
Philippe Mairesse, était-ce pour vous une nécessité de créer une entreprise, n’y avait-il pas d’autres moyens de travailler avec une entreprise?

Philippe Mairesse:
Je voulais fonder une entreprise, car en tant qu’artiste je souffrais beaucoup de la solitude. Mon entreprise est une SARL, car l’idée de la responsabilité limitée et donc partagée, est un élément important pour moi.

André Bour:
Fabrice Hybert, lui, assume pleinement la caractère «illimité» de la responsabilité de son entreprise: il revendique cette non limitation.
L’idée de la création de UR se développe dans la tête de Fabrice en 1993: il aspire à sortir du milieu de l’art mais comment? Sur quels territoires intervenir?
Il décide alors de créer UR pour que la relation artiste-entreprise ne soit plus unilatérale (en effet, habituellement c’est l’entreprise qui va et qui aide l’artiste). Il s’est inspiré du mode de gestion du monde du cinéma: producteurs, éditeurs, etc…
Avec UR il a monté beaucoup de projets:
dans l’édition: création de casquettes, d’assiettes…
dans la création d’évènements: à Venise, création d’un studio de télé. Pour la Coupe du Monde, UR a créé un événement sur le thème des «empêcheurs de tourner en rond»: il a composé une équipe de football avec des célébrités (Andrée Putman, Karl Zéro etc…) et il les a fait jouer avec un ballon carré. Cet objet a ensuite vécu de lui-même.

en 1999, il produit avec Beaux-Arts Magazine et Ricard un char pour la Gay Pride.

Le fait de créer une entreprise permet à l’artiste d’avoir le même vocabulaire que les entreprises. Pour une entreprise le rapport à l’artiste reste quelque chose de difficile: grâce à UR, des relations solides et d’envergure se tissent entre des artistes et des entreprises.

CF
Chez Accès Local, la production d’objets en tant que tels est moins importante: vous produisez plutôt une réflexion.

PM
Accès Local a signé un accord de travail commun avec une entreprise de consulting. L’ambition d’Accès Local est de faire travailler ensemble des personnes et que le résultat de ce travail soit vraiment le fruit des volontés de chacun.

CF
D’une part vous avez réalisé des objets de toutes formes mais récemment vous avez fait un projet très particulier avec la société de consulting PM Conseil. Dans ce cadre, vous avez présenté une expositionà Hamburg : l’Observatoire des Périphéries Internes.

PM
C’est une réflexion sur l’économie, sur la façon dont la valeur peut apparaître. La société Siemens a sponsorisé cette exposition qui explorait le panorama des relations art / entreprise au 20è siècle et l’exploration des pratiques contemporaines: le but était d’étudier le résultat des collaborations entre entreprise et art, où chacun sur son terrain y trouve son compte (ce qui exclut la relation de mécénat).
Quel intérêt un artiste peut-il éprouver pour une entreprise? Un artiste qui arrive dans un groupe de personnes , peut produire avec elles quelque chose, et les aider à travailler ensemble. Nous avons développé une offre dans ces termes auprès des entreprises. Et à Hambourg nous avons installé un dispositif qui nous a permis de présenter l’état de nos recherches.
Nous développons conjointement avec PM Conseil des modélisations.

PM Conseil:
L’observatoire des périphéries internes est une station de radio où des personnes viennent faire état de leurs états d’âme. Nous avons adapté le projet pour qu’il puisse être mis en oeuvre dans une entreprise. Nous avons eu envie d’aller plus loin dans l’adaptation du travail d’Accès Local à l’entreprise et nous avons étudié la procédure d’un travail de collaboration entre les gens d’Accès Local, procédure qui nous semblait très intéressante. Nous avons modélisé le fonctionnement d’Accès Local afin de développer une nouvelle démarche de procédure de travail collaboratif. Nous avons voulu mettre en exergue que les gens peuvent travailler ensemble différemment et de façon plus humaine. On propose ainsi à une société de faire dialoguer ses employés sur la base du protocole Accès Local; nous mettons à leur disposition un «expert» pour guider ce travail, et cet expert est un artiste.

CF
Si vous réussissez à « vendre » l’observatoire des Périphéries Internes à l’entreprise, c’est parce qu’elle pense qu’elle va travailler autrement et mieux. Ainsi, dans ce projet, il apparaît clairement que l’artiste va être utile à la société. Qu’attend l’entreprise de l’artiste?

PM Conseil
Pour être franc l’entreprise, à priori, n’attend pas grand chose de l’artiste: nous devons plutôt lui expliquer en quoi l’artiste peut effectivement lui apporter une valeur-ajoutée. Nous tentons d’apprendre aux entreprises à ne pas réfléchir de façon linéaire: il faut solliciter les comportements des gens différemment, de façon plus humaine: il faut investir davantage sur les personnes. Le processus que nous proposons tend à créer des stimulations pour se développer soi-même, et non pour produire.

CF
Nous pourrions aussi interroger, puisqu’il est dans la salle, Fabrice Michel, artiste qui a travaillé pour Benetton. Fabrice, comment se déroulait les relations entreprise – artistes?

Fabrice Michel
Dans le cas de Benetton, les procédures de travail sont très claires et très binaires: d’un côté les commerciaux travaillent et de l’autre les artistes produisent selon les commandes des commerciaux. Benetton a créé une sorte de fondation d’artistes, la Fabbrica, destinée à faire travailller des artistes pour Benetton. Notre travail était très particulier puisque toute production d’artiste était destiné à des supports de masse, tels les affiches 4×3.

CF
Nous voyons que la frontière entre prestation de service, art et communication est fluctuante. Le fait qu’Accès Local ne ressemble pas à une oeuvre d’art est vraiment intéressant. L’art interroge l’entreprise, mais, la question qui se pose est: quel bénéfice retire l’artiste de son travail avec l’entreprise (au-delà, bien sûr, de la rémunération). Que se produit-il dans le travail d’un artiste lors de sa collaboration avec l’entreprise? Les créations de Fabrice Hybert ont évolué au fur et à mesure de son travail avec l’entreprise. N’y aurait-il pas dans l’entreprise une stimulation pour l’artiste, qui inviterait les artistes à faire quelque chose de différent?
Quand l’art interroge l’entreprise il pose cette question: n’y aurait-il pas dans l’entreprise, dans ses objectifs, ses fonctionnements, son espace social, une stimulation particulière pour l’artiste, qui pousserait l’artiste à créer de nouvelles formes d’art.

PM
Je pense que oui: par exemple, je suis contre le copyright: comme dans une entreprise, toutes les productions d’AL ne sont pas «signées» par une seule personne, mais sont classées sous ce que j’appelle le «Copyleft»: pour moi, c’est une amélioration du Copyright. Les questions dont on débat ce soir sont liées aux questions des droits de l’artiste, de la «signature»: Accès Local c’est le souci de produire ensemble et il donc très difficile de signer l’oeuvre et donc d’imposer un copyright. Ce qui nous importe n’est pas tellement la propriété sur un objet, la propriété personnelle qui serait une sorte d’émanation de la personne: au contraire, il est possible d’envisager une autre sorte de production de valeur, dans laquelle l’attribution de la propriété intégrale de l’oeuvre à une seule personne n’est pas possible parce que cette personne n’est pas discernable (comme dans le cas de la construction des cathédrales). Cependant, nous n’avons jamais quitté le monde de l’art, mais nous ne sommes pas exclusivement en relation avec celui-ci. Nous voulons sortir d’un milieu exclusivement réservé à l’art et le fait de passer d’un milieu à l’autre nous semble absolument nécessaire.

CF
Ce qu’il faudrait préciser c’est que sortir du milieu de l’art peut représenter un gain, pas en termes d’argent, mais en termes de « créativité ».

AB
Oui, tout à fait. Je suis à l’interface du monde de l’art et de l’entreprise: pour les artistes, il y a une rencontre formidable à faire avec les entreprises au niveau technologique, notamment. Certains artistes ont axé leurs travaux sur des recherches scientifiques et là l’entreprise donne une nouvelle dimension à leurs oeuvres, en apportant un réel savoir-faire et une solide connaissance technologique qui peut faire évoluer l’oeuvre.

CF
La logique de rentabilité entre le monde de l’art et celui de l’entreprise est toutefois très différente : une oeuvre d’art a besoin de temps pour faire sens. L’art questionne les limites de la production de l’entreprise. Dans Accès Local, vous proposez à l’entreprise de questionner ses procédures: c’est ce questionnement qui constitue la dimension artistique de votre travail?

AB
IL y a également une question éthique qui se pose aux artistes: une des parties de leur travail n’est-elle pas d’apporter une protestation? Comment travailler alors avec une entité telle que l’entreprise?

PM
Pour les gens d’Accès Local, travailler en dehors du monde de l’art est une réelle conviction, car pour moi c’est le fait de rester dans le seul milieu de l’art qui est une compromission morale et éthique. Ma seule prise de position politique est de travailler en dehors du milieu de l’art. Il faut travailler là où la valeur se crée, où la société se construit, en faisant en sorte que les choses changent.

AB
Le propos de UR est de faire de la valeur ajoutée, des bénéfices pour aider d’autres artistes: le bénéfice n’est pas le but ultime de UR mais il est le moyen de faire progresser le travail d’autres artistes. C’est là que notre finalité et nos objectifs divergent de ceux d’une entreprise.

PM
De la même façon chez Accès Local, nous avons pris le parti de mettre en place un fonctionnement de travail difficile: la structure se veut vraiment collective: toutes les décisions se prennent en collectivité, il n’y a pas de hiérarchie. On a choisi de ne pas copier l’organigramme de l’entreprise. Nous ne sommes pas non plus dans le salariat, il n’y a pas de personnel définitivement employé. Pour Accès Local les employés sont des «participants» et travaillent sur les projets de leur plein gré: ce sont des volontaires. Tout cela pose des questions sur le fonctionnement d’une entreprise et sur ses fondamentaux: le salaire, les charges salariales, la hiérarchie, etc…

Intervenants

Philippe Mairesse
André Bour

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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