Évènement

Tatiana Trouvé Elie During

Mardi 8 juin 2004 à 19h

Née en 1968 en Italie, Tatiana Trouvé vit et travaille à Paris. Le jeune philosophe, Elie During lui a consacré une longue étude à l’occasion de son exposition au Capc / Musée d’art contemporain de Bordeaux en 2003

C’est alors qu’elle était en quête d’un atelier et cherchait inlassablement du travail que Tatiana Trouvé commence à élaborer l’oeuvre proliférante dont nous connaissons aujourd’hui les développements.
En 1997, elle invente « le bureau des activités implicites » (B.A.I.), une oeuvre unique, en expansion continue, composée de différents « modules », petites installations d’objets hétéroclites évoquant les multiples activités concrètes (archivage, reproduction, écriture …) et les diverses opérations mentales (concentration, réminiscence, etc.) caractéristiques du processus de création. Défini comme une sorte de cerveau permettant de donner à voir et de sublimer son expérience d’artiste, le B.A.I. s’est enrichi au cours des années de « Polders », espaces en réduction inspirés de certains environnements contemporains, tels qu’une salle d’attente ou un studio d’enregistrement.
Originale et énigmatique, l’oeuvre de Tatiana Trouvé fascine par son aspect logique, sa complexité et sa poésie. Constituée d’un agencement d’éléments architecturaux à la signification incertaine, elle se présente comme une oeuvre en quête d’elle-même : comme un projet en quête de « l’oeuvre à venir ».

Tatiana Trouvé est lauréate du « Prix Ricard S.A. » 2001. Son oeuvre « Polder », 2001, acquise par la société Ricard, fait désormais parti des collections du Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou.

Mardi 8 juin 2004 à 19h précises – entrée libre
Espace Paul Ricard – 9, rue Royale – 75008 Paris
Retrouvez les compte-rendus des « entretiens sur l’art » sur www.espacepaulricard.com 

 

Catherine Francblin : Elie During enseigne la philosophie des sciences à Nanterre et est l’auteur d’une étude sur Tatiana Trouvé publiée dans le catalogue de son exposition personnelle au CAPC de Bordeaux, en 2003.
Tatiana Trouvé est née en 1968 en Italie. Son travail bénéficie déjà d’une large reconnaissance. En 2003, outre son exposition au CAPC, elle a participé à la biennale de Venise. En 2002, elle a présenté une série d’oeuvres nouvelles au Palais de Tokyo. Plusieurs pièces sont présentes dans des collections publiques (Fnac, Frac Paca…) et privées. Malgré cela, son travail reste énigmatique pour beaucoup de gens. Il prête à un certain nombre de malentendus et paraît parfois d’un abord difficile, en dépit du charme intense de ses pièces, dont j’aimerai, ce soir, souligner la qualité physique singulière.
Alors qu’elle était en quête d’un atelier et cherchait inlassablement du travail Tatiana Trouvé commence à élaborer l’oeuvre que nous lui connaissons aujourd’hui. Cette oeuvre se caractérise par son aspect proliférant « in progress », en expansion continue, et se compose de divers agencements d’objets évoquant quelques-unes des activités très concrètes d’un artiste (courrier, archivage, reproduction…) et d’autres plus mentales (se concentrer, se souvenir…). Ces agencements d’objets renvoient à des espaces architecturaux dans lesquelles s’exercent différentes activités. Ces agencements se nomment: « Bureau des activités implicites (B.A.I.), « Module d’attente », « Modules à réminiscence », etc. Je laisse, dans un premier temps, Tatiana nous présenter son travail.

Tatiana Trouvé : J’ai commencé mon travail en 1997. Il est toujours en cours d’élaboration et à durée indéterminée. C’est un ensemble composé de modules, tel un organisme qui ne cesse de s’accroître et de se modifier. Les titres ce ces modules sont une façon pour moi de nommer quelque chose d’assez vaste : « le Bureau des activités implicites ». Le BAI me permet de définir un espace qui est assez simple à poser (avec une table et une chaise) pour un ensemble d’activités purement mentales, ces activités « implicites » sont toujours présentes dans l’élaboration des oeuvres mais ne sont pas toujours visibles. J’ai vraiment souhaité construire une architecture carapace dans laquelle ces activités pourraient être distinctes les unes des autres. Par ailleurs, le temps est très important dans la structure de mon bureau, l’unité de mesure de ce temps est donnée par les activités de chacun des modules.
Je vais montrer des pièces qui se prêtent à la parole pour que vous compreniez mieux. Tout d’abord un film réalisé lors de mon exposition au CAPC qui fut pour moi très importante. Quand on m’a proposé cette expo, j’ai cru qu’il y avait une erreur de casting : la nef est un espace de 12 mètres de haut alors que mes modules correspondent à une hauteur de 1,50 m. J’ai essayé de structurer une expo en 2 temps : dès l’entrée, on avait une expo à notre échelle, puis en montant à l’étage au-dessus de la grande nef, on avait une lecture plus dessinée, comme un plan d’architecte. J’avais aussi fait tendre à 3 mètres un système de câblages dans lequel était accroché tout le système d’éclairage élaboré spécialement.
Le son du film est l’un des sons produits par les modules d’attente. Je me suis intéressé à plusieurs formes de temps dans une existence. Que ce soit le temps de la greffe quand on arrête de produire ou le temps de l’attente (quand on fait la queue dans un supermarché, chez le médecin, tous ces moments qui constituent une grande partie de notre vie et qui sont pourtant considérés comme du temps perdu). J’ai voulu récupérer ce temps et le rendre productif au sein de mon bureau. J’ai ainsi fait un enregistrement sonore des espaces qui m’entouraient, puis j’ai demandé à des musiciens de retravailler ces sons sans faire intervenir des instruments musicaux mais en les étirant, en les coupant, etc. J’allais ainsi avoir une musique du temps dans laquelle mon bureau allait baigner. J’allais aussi avoir une deuxième architecture, sonore. Le son est très lié à l’architecture : si on ferme les yeux dans un espace et qu’on écoute bien, le son nous permet de dessiner l’architecture (écho…). Cela me plaisait de créer des sons architecturaux liés à ce temps improductif. Les premiers modules liés à ce concept sont les « Modules d’attente » qui sont devenus des points capitaux dans la visite de mon bureau : c’étaient les seuls modules praticables dans la visite de l’exposition, je proposais au public de s’y asseoir et de ne rien faire.

Présentation de cinq modules d’attente :
Premier module : mobilier avec des matelas de sport dans lequel les enceintes et le son étaient incorporés, on pouvait avoir deux positions : une à demi-allongé et l’autre assise.
Le deuxième module s’articule autour d’un mobilier qui permettait plusieurs postures d’écoute : assise, moitié allongé et debout. Le tout fonctionne dans une ergonomie de mouvement.
Une annexe relie ces modules d’attente : avec les bandes originales des sons des espaces, et un calendrier dont les jours sont toujours les mêmes.
Le troisième module est le « module administratif ». Il permet aussi de mesurer le temps : c’est aussi un module autobiographique. Quand je suis arrivée en France, j’ai consacré une grande partie de mon temps à faire des lettres de motivations pour rechercher un emploi. J’ai commencé à faire le triste constat qu’on demandait d’inscrire dans un CV tout ce que l’on a déjà fait dans une vie mais pas ce que l’on voudrait faire. J’ai donc fait plein de CV fictifs avec tout ce que je n’avais jamais accompli, puis je les ai tous envoyés. Evidemment, j’ai reçu énormément de lettres de refus que j’ai stockées : ce qui permet à une histoire de s’inscrire dans le temps, ce sont les évènements. J’ai gardé mes photos d’identité depuis toujours. Elles ne sont qu’un espace décoratif dans mon existence, elles deviennent ainsi la peinture murale de ce module administratif.
Le « module à réminiscence » : dans cette volonté de capturer le temps, un travail de la mémoire est bien sûr indispensable. Le module à réminiscence est central dans mon travail. C’est un module qui s’enrichit. A l’extérieur, il y a un miroir dans lequel le bureau se reflète : il fonctionne comme une antenne, un « capteur », son corps est constitué de toutes les strates qui ont servi à la réalisation de tous les autres modules. Il fonctionne comme une mémoire compacte : de l’extérieur, tout se réfléchit et de l’intérieur, il emmagasine.
C’est important de traiter de l’amnésie quand on parle du temps. C’est parce que l’on oublie des choses que d’autres peuvent s’inscrire. J’ai réalisé la cellule de sable qui fonctionne comme un château de sable. Elle est réalisé en sable mais elle pointe également les limites du discours et la nécessité de faire. C’est un regard sur tout l’ensemble du réel. Dans cette cellule, toutes les opérations que l’ont fait sont destinées à s’effacer.
Enfin il existe la « Matrice à fantômes »
Tous les modules ont été conçus avec des matériaux spécifiques. Ces matériaux fonctionnent comme l’épiderme de ces pièces. J’ai passé beaucoup de temps à faire des projets sous forme de dessins et de collages qui sont maintenant dans des archives. Ils sont des sortes de moteurs invisible du BAI. La seule chose qui reste, c’est leur retranscription sur ces sortes de bagage en scotch transparent dans lesquels j’ai poinçonné tous ces projets : les dessins deviennent ainsi perceptibles. J’ai choisi ce matériau parce qu’avec le temps, il disparaît, il s’effrite. Il accomplit sa boucle de fantôme : tant qu’il y aura des nouveaux projets, il y aura de nouveaux fantômes et d’autres qui vont disparaître. La seule chose qui va survivre à ces fantômes sera la matrice à fantômes qui est le lieu de travail de ces activités.

Les « Polders » constituent une autre partie de mon travail qui a découlé du bureau. Ce sont des architectures avec une échelle indéfinissable. J’ai commencé à construire les Polders en utilisant les chutes des modules. Les Polders sont la conquête d’un espace par la reconstitution d’un autre qui est purement psychique. Ces architectures sont au départ programmées pour se greffer dans les recoins non utilisés d’une architecture. Le titre « Polder » vient d’une invention d’un ingénieur hollandais et signifie : créer des terres sur un espace gagné sur la mer, en pompant de l’eau. Cela correspondait à ce que je faisais : j’essayais de regagner un espace intérieur et mental sur un espace architectural qui me préexistait.

Catherine Francblin : Le Polder c’est aussi utiliser un lieu qui ne produit pas et qui devient productif. On voit la même chose avec le B.A.I : l’activité d’attente qui devient quelque chose de productif.

Tatiana Trouvé : Les modules ont peu de raisons d’exister séparés, l’exposition au CAPC m’a permis de montrer l’ensemble. Il y a des fusions de modules qui donnent naissance à d’autres alors que les Polders fonctionnent de façon plus autonome, ils ne s’inscrivent pas dans cette chaîne.
L’un des premiers Polders est assez atypique, il fonctionne avec des caméras de surveillance. C’est un système paranoïaque de regard de la pièce sur elle-même. Cela répond à la thématique de l’exposition « Lost in the supermarket » que Jean-Yves Jouannais avait organisée ici. Je n’étais pas inspirée par le thème du supermarché. J’ai donc trouvé une idée qui me stimulait. Avec un système de caméra dans une pièce, on voit apparaître dans un moniteur des espaces qui n’étaient pas complètement visibles. De l’autre côté du Polder, il y avait un système de peinture murale qui pouvait rappeler un dessin abstrait : cela introduisait encore un système de miroir dans lequel la pièce se reflète, faisant apparaître quelque chose de nouveau.
Voici un Polder réalisé y a un an : il correspond à la même structure, il reconstitue un espace de lieux de façon intériorisée. On voit ainsi des arbres à saucisses inspirés des baobabs que j’ai vus dans mon enfance.
J’aime beaucoup délimiter l’espace avec des peintures et grâce aux systèmes d’éclairage car cela me permet de recréer l’échelle du lieu qui héberge ces pièces à l’échelle de mes pièces.
Il y a toujours une idée du dessin qui revient dans mes projets. Les pièces sont reconstruites mais désossées. Elles sont plus dessinées que présentées. J’apprécie beaucoup dans l’architecture les choses qui ne se voient pas : les conduits d’électricité, les canalisations cachés dans les murs. J’ai commencé à imaginer des Polders qui ne se construisaient qu’avec ces conduits.
Dans cet autre Polder, il y a tout un système de déplacement avec un tapis roulant, des déambulateurs qui structurent la pièce mais ne fonctionnent pas. Cela reprend l’idée de voyage statique.

Catherine Francblin : Tu as bien insisté sur le désir de faire quelque chose du temps improductif. Je reviens sur le titre de notre débat et de l’ouvrage d’Elie During « L’oeuvre à venir », inspiré par l’ouvrage de Maurice Blanchot « Le livre à venir ». Il y a beaucoup d’éléments dans le livre de Blanchot qui sont utiles non seulement par rapport au travail de Tatiana mais aussi par rapport au travail de beaucoup d’artistes contemporains. A partir d’une réflexion sur Mallarmé, Borgès, Beckett… Blanchot traite d’un moment de l’art où « les genres s’éparpillent et les formes se perdent » et où la place de la littérature semble être occupée par une masse de documents, de témoignages, de paroles qui ignorent l’ordre des essences et des vérités éternelles et refusent obstinément la forme achevée du livre. Une bonne part de ce que dit Blanchot (de manière étonnamment prémonitoire) sur le nouveau statut de l’oeuvre (dont il parle à partir de la littérature) pourrait s’appliquer à bien des préoccupations artistiques actuelles. Les échos de ce texte avec le travail de Tatiana Trouvé en particulier sont frappantes. Par exemple : « l’oeuvre n’est là que pour conduire à la recherche de l’oeuvre ; l’oeuvre est le mouvement qui nous porte vers le point pur de l’inspiration d’où elle vient et où il semble qu’elle ne puisse atteindre qu’en disparaissant ». Elie, c’est à l’occasion de l’exposition au CAPC que vous avez écrit sur Tatiana Trouvé. Connaissiez-vous son oeuvre ? Comment avez vous été amené à le découvrir, qu’est ce qui vous a séduit ?

Elie During : J’ai rencontré ce travail par accident. Ce qui m’a intrigué dans un premier temps, c’est que cette oeuvre est très secrète, assez tournée vers elle-même. Tatiana a organisé son travail comme un univers qui a un charme un peu étrange. Il y a une utopie bureaucratique omniprésente à travers les titres de différentes pièces. L’aspect architecture de ses modules, que l’on a pu observer dans son expo au CAPC, donne le sentiment d’une vie utopique désertée de ses habitants dont on se demande quelles sont les activités implicites. Tout cela est baigné dans une ambiance spectrale, fantomatique qui rappellerait la nouvelle, « l’Immortel » de Borgès dans laquelle on traverse une ville désertée. Un autre aspect qui fait partie du charme du travail de Tatiana, c’est le matériau pauvre qui rappelle l’Arte Povera.

Catherine Francblin : Pas nécessairement, le mélange entre le côté plastique, trombone du matériel de bureau et le côté moleskine, siège de dentiste, barre métallique, matériel audiovisuel révèle une oeuvre assez travaillée, très contemporaine. Cela la rend difficilement situable du point de vue de l’histoire des formes.

Elie During : Mais même dans ses aspects les plus high tech, il y a quelque chose d’un peu désuet : tout cela a l’air passé, on découvre cela à travers le flou du souvenir.

Catherine Francblin : Pourquoi avoir choisi le terme de Bureau, Tatiana ? Quel sens a ce mot pour toi ?

Tatiana Trouvé : Pour moi le bureau est avant tout un espace de travail : au moment ou j’ai commencé à articuler les premiers modules, je trouvais intéressant de prendre le bureau comme modèle. C’était un espace de travail qui pouvait être aménagé par des tranches de vie qui correspondent à un emploi du temps.

Catherine Francblin : C’est ce qui rend ton oeuvre si particulière : elle parle d’une activité d’artiste mais dans son bureau, pas dans un atelier ou dans un lieu de production. Le courrier apparaît d’habitude comme marginal dans le travail des artistes, on attend davantage des artistes qu’ils fassent des expositions.

Tatiana Trouvé : Mais même une exposition est conçue dans un bureau, d’autre part quand je suis arrivée à paris, j’ai passé beaucoup de temps à chercher du travail : finalement je pensais à mes projets assise à mon bureau. J’aurais pu choisir le terme laboratoire, je voulais juste une nomination générale pour regrouper tout cet ensemble.

Elie During : Le bureau est une très bonne voie d’entrée dans le travail de Tatiana. Dans un bureau, on organise les activités quelconques. Il y a trois bureaux différents: cela ne correspond pas à l’art minimal, ce n’est non plus le bureau comme métaphore de la bureaucratie. Ce n’est pas le bureau comme métaphore de l’activité de production artistique, de l’atelier : c’est vraiment dangereux car cela nous enverrait vers un type de travail qui mettrait en scène ses propres procédés. « L’oeuvre à venir »: il ne faut pas imaginer que les projets de Tatiana se mettent eux-mêmes en scène comme projet. S’il y a bien une idée de projet, ce n’est pas le projet comme chose qui est éternellement à venir.
Le deuxième terme important dans le travail de Tatiana, c’est « implicite ». Le projet est intéressant parce qu’il est implicite, il y a du projet partout mais on n’en voit rien.

Catherine Francblin : Le terme de module n’est par très courant non plus. Élie, dans votre texte, vous précisez que le terme Implicite fait écho à l’importance du travail de la mémoire dans l’oeuvre de Tatiana ?

Elie During : Valery a beaucoup réfléchi sur la mémoire : pour lui il y a des choses implexes, qui sont sur le point de passer à l’acte. Les projets de Tatiana sont en devenir, comme si le temps du projet se ralentissait. C’est à l’état de latence, en devenir organique.

Catherine Francblin : C’est en latence parce que c’est déjà quelque part, ce sont des projets qui se passent derrière nous.

Elie During : Le B.A.I allégorise la mémoire de l’artiste. C’est le statut de l’oeuvre comme travail de mémoire.

Catherine Francblin : Vous avez tous deux également participé à « 72 projets pour ne plus y penser » édité par l’Espace Paul Ricard, le Frac Paca et le CNEAI. Elie, vous avez écrit une préface sur la notion de projet, pouvez-vous nous en parler ?

Elie During : La modernité esthétique a défini l’importance du travail, des opérations de l’art comme élément déterminant une oeuvre. Quand on demande à des artistes de réfléchir sur des projets, il y a des stratégies différentes. Tatiana a imaginé un projet : celui de faire des masques pour les enfants de Michael Jackson.

Tatiana Trouvé : Cette idée part d’un reportage sur les enfants de Michael Jackson, qui sont obligés de porter des masques. Je voulais leur imaginer un visage s’ils ressemblaient à leur père avant ses opérations de chirurgie esthétique. C’est un projet irréalisable.

Elie During : Le projet est toujours rétrospectif : on revient sur ses pas, on réactive des images.

Catherine Francblin : Le travail de recherche de traces donne cet aspect lacunaire : il manque des choses, on est comme dans un rêve.

Tatiana Trouvé : Oui, c’est cela qui m’intéresse dans la mémoire, c’est qu’elle est imparfaite. On peut penser plusieurs fois au visage d’une personne et finir par le changer. J’ai souvent fait des projets avec des éléments du passé. Les Polders parlent beaucoup de cela.

Catherine Francblin : Tu as beaucoup déménagé et à chaque fois tu photographiais tes appartements avant de les quitter. Est-ce comme garder le portrait de gens qu’on ne reverra plus.

Tatiana Trouvé : C’est la volonté de garder la chose telle qu’on l’a vécue.

Catherine Francblin : L’aspect formel est important dans ton travail. Il y a une grande unité formelle. La question de l’échelle dans les Polders, dans les Bureaux : tout est calculé. Il y a aussi un travail de dessin dans l’espace qui me rappelle celui d’un architecte. La ligne est importante : il y beaucoup de câbles, de barres de métal, de lignes droites qui quadrillent l’espace. Est-ce que tu accordes beaucoup d’importance à cet aspect formel ?

Tatiana Trouvé : Ce travail de quadrillage est lié à la pratique du dessin. Le Polder est construit comme un dessin sauf qu’on ne peut pas le gommer. J’emploie également des matériaux pour donner des épidermes à mes modules. Quand j’utilise de la mousse pour le module des titres, elle constitue une couche épidermique qui fait corps avec la pièce.

Catherine Francblin : On a l’impression que le travail du « Polder » gagne de l’espace sur celui du spectateur. La création est un travail en progression qui part toujours du même noyau : le bureau. Est-ce que les Polders peuvent exister sans le Bureau ?

Tatiana Trouvé : à leur origine non, aujourd’hui oui. C’est un terrain qui peut exister de façon autonome : il a sa propre structure.

Catherine Francblin : Quels sont les artistes qui t’ont influencée?

Tatiana Trouvé : Plutôt des peintres ou dessinateurs. Ce qui m’intéresse dans la peinture, c’est la suspension du temps. J’ai beaucoup regardé la peinture d’Ed Ruscha : j’étais séduite par sa technique, il y a aussi la notion d’amnésie : quand il peint des maisons, elles sont à contre-jour et deviennent des silhouettes.

Catherine Francblin : Elie, dans votre livre vous faites référence à Duchamp ?

Elie During : oui surtout pour les Polders. On pense à « l’infra mince » de Duchamp : il imaginait qu’on pouvait récupérer l’énergie produite par la chute d’une larme. Un Polder a beau être installé dans un espace, un collectionneur ne peut pas en acheter un. Un Polder prend son sens en fonctionnant au sein d’un bureau, il a un système propre à celui du cerveau. On pourrait faire une topographie de l’activité cérébrale de l’artiste.

Catherine Francblin : Le Polder a quand même une forme particulière, alors que Duchamp peut se passer de la forme. Le mot bureau nous indique bien qu’il y a une référence à la société bureaucratique dans laquelle on vit.

Tatiana Trouvé : C’est vrai pour le module administratif mais ce n’est pas du tout ce que j’ai eu envie de faire dans les autres modules. Pour moi, ces architectures sont mentales : elles me permettent de construire mon discours.

Catherine Francblin : Tu accordes beaucoup d’importance au son ? C’est nouveau dans ton travail ?

Tatiana Trouvé : Pour moi, le son est spatial et d’architectural, il peut délimiter un espace. J’en ai eu la certitude quand j’ai commencé à prendre des cours de chant : on fait des exercices pour approcher ou éloigner la voix, on voit alors que le son peut être déplacé, modelé. C’est aussi une unité de mesure qui me permet d’établir le temps dans lequel je suis. C’est le moyen le plus efficace pour récupérer le temps de l’attente. D’autre part, j’ai fait un 1er polder qui ne se greffait plus sur des recoins d’architecture mais qui squattait une architecture sonore : il enregistrait et amplifiait l’espace. Le son participe de cette mesure de l’espace.

Catherine Francblin : Elie, Tatiana parlait de Alighiero e Boetti, qui s’intéressait à l’aspect double de l’artiste, vous trouvez que le travail de Tatiana s’y rattache aussi ?

Elie During : Dans son cas, ça serait une personnalité multiple. Il y a une schizophrénie apparente entre l’artiste qui perd son temps dans les formalités administratives avec cette ambiance du bureau et l’artiste qui montre son travail. Il y a une vraie question du travail, de l’emploi du temps de l’artiste en général qui renvoie au dilemme suivant : pour pouvoir travailler on est obligé de perdre son temps.

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Intervenants

Elie During

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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