Évènement

Ugo Rondinone

Mercredi 5 mars 2003 à 19h

Né en 1964 en Suisse, Ugo Rondinone est surtout connu pour ses images de clowns assis ou couchés qui apparaissent dans ses vidéos le visage fardé, l’air abattu.

La figure du clown triste et silencieux, dont « les autres » rient bruyamment, mais qui lui ne rit pas, constitue dans son oeuvre presque un autoportrait. Métaphore du personnage de l’artiste -de tous les artistes- elle se situe aux antipodes de la représentation traditionnelle qui voit en ce dernier un héros ou une star. Le désir de changer les images pour les rendre plus conformes aux humains que nous sommes est, en effet, au coeur de la démarche de Rondinone. Tout ce qui évoque la force, le pouvoir, l’autorité lui fait horreur. Aux valeurs synonymes de puissance, il oppose une oeuvre fondée sur le plaisir et le jeu. Aux activités trépidantes de la civilisation, il répond par la liberté du vagabondage et du rêve, par la lenteur de la promenade, l’intériorisation de l’émotion, la mélancolie de ses ambiances sonores minimalistes.

Le critique d’art Eric Troncy, qui organisa au Consortium de Dijon l’une des premières expositions en France d’ugo Rondinone est l’un des spécialistes de son travail. La discussion portera non seulement sur l’oeuvre présentée au Centre Pompidou, oeuvre audiovisuelle se déployant sur six écrans, mais aussi sur les oeuvres antérieures de l’artiste : photographies, peintures, vidéos, installations, dessins, etc.

Catherine Francblin :
Je suis heureuse d’accueillir, pour cette nouvelle séance des « Entretiens sur l’art », l’artiste Ugo Rondinone et le critique et auteur de textes et d’expositions, Eric Troncy. Je suis reconnaissante à Ugo Rondinone d’avoir accepté mon invitation, car je sais qu’il n’a jamais auparavant accepté ce genre de encontre avec le public. Ugo Rondinone est plutôt un artiste qui ne se montre pas trop. Sa présence ici a d’autant plus de valeur. Je remercie aussi Eric troncy d’avoir accepté de se joindre à nous pour cette approche de l’oeuvre de Rondinone, une oeuvre qu’il connaît bien, en particulier pour l’avoir exposée au Consortium de Dijon en 1997 et qu’il exposera de nouveau à l’automne, pour donner suite à l’exposition actuelle du Centre Pompidou.
Les images que nous venons de projeter proviennent d’une oeuvre d’Ugo Rondinone, de 60 minutes, éditée par le Bureau des vidéos (58 rue du faubourg poissonnière 75010 Paris – www.bdv-artview.com). Cette oeuvre éditée en DVD -et dont le tirage est limité à 300 exemplaires- est en vente au prix de 300 Euros.
Avec cette invitation à Ugo Rondinone, nous inaugurons une nouvelle collaboration avec le Centre Pompidou. Deux à trois fois par an, en effet, suivant les occasions, j’aurai le plaisir de consacrer un des « entretiens sur l’art » à un artiste invité par le Centre Pompidou pour une exposition ou pour un accrochage, ou même pour une simple visite de travail.
En guise d’introduction, quelques mots pour situer le travail d’ Ugo Rondinone : Il est né en 1964 à Brunnen, en Suisse. Il vit et travaille à New York. Il est surtout connu pour ses clowns, assis ou couchés, qui apparaissent dans ses vidéos ou sous la forme de mannequins allongés sur le sol dans le cadre de ses expositions.
Métaphore du personnage de l’artiste – de tous les artistes – la figure du clown, triste et silencieux, s’oppose ici à la représentation traditionnelle de l’artiste en héros ou en star. La démarche d’Ugo Rondinone témoigne du souci d’une dimension humaine et émotionnelle que le modernisme – auquel il se réfère en permanence pour le prendre à rebours – a semblé vouloir évacuer. En témoignent les deux expositions que l’on peut voir aujourd’hui à Paris, l’une à la galerie Almine Rech, l’autre au Centre Pompidou.
A la galerie Almine Rech, Ugo Rondinone présente un ensemble de sculptures sonores – ou sculptures-d’où-s’échappent-le-son. Nous verrons d’ailleurs quel rôle fondamental le son joue dans tout son travail. Il s’agit de sculptures géométriques, dont certaines, en forme de « L », évoquent nettement le travail de Sol LeWitt. Mais d’une part elles sont sonores(ce qui n’est pas très « Lewittien »), de l’autre ces structures comportent des dessins faits à la main, comme des graffitis qui viennent salir la blanche pureté du module minimaliste. De plus, ces dessins ont un caractère nettement humoristique : ils sont tout petits – relativement à la structure sur laquelle ils s’inscrivent.
Au Centre Pompidou, Ugo Rondinone présente une grande installation audiovisuelle intitulée « Roundelay ». L’oeuvre est projetée sur 6 écrans géants que le spectateur perçoit depuis l’intérieur d’un volume hexagonal, baigné d’une lumière atténuée. Cette oeuvre englobe complètement le spectateur. Mais beaucoup d’entre vous ont sans doute vu cette installation, et plutôt que de la décrire, j’aimerais sans plus tarder demander à Eric Troncy de donner ses premières impressions sur cette oeuvre. Eric, outre l’exposition qu’il a organisée, a écrit plusieurs articles sur Ugo Rondinone. L’un d’eux, publié dans Art Press s’intitulait très joliment, en relation avec certaines pièces d’Ugo, « Where do we go Ugo ? », qui a été publié à l’occasion de l’exposition de 1997 au Consortium. Je vais retourner la question à Eric, en lui demandant, non pas « où allons nous avec ces deux nouvelles installations d’Ugo Rondinone ? » mais « où va Ugo avec ses deux installations parisiennes » ?

Eric Troncy :
Je veux bien reparler de ce texte « where do we go Ugo ? » car j’ai le sentiment que le travail d’Ugo, que je connais bien, nous invite effectivement à faire à chaque fois un voyage, même si ma place devrait être parmi le public car je ne m’affirme pas comme le détenteur d’une vérité ou d’une lecture universelle du travail d’Ugo Rondinone mais comme un individu ayant fait l’expérience de son travail à travers ses expositions. Je ne suis donc pas un spécialiste du travail d’Ugo Rondinone pas plus que d’un autre artiste.
Le projet de produire une exposition est une chose rare aujoud’hui : une exposition est un modèle d’événement, d’expérience, différent des biennales et autres manifestations culturelles portées par l’ambition de nos politiques. Cela me fascine chez Rondinone. Il ne s’agit pas pour lui de présenter un ensemble d’oeuvres réalisées avant, mais bien de produire une exposition.
L’exposition en tant que forme s’éloigne non seulement de l’ambition courante des artistes mais aussi des attentes des spectateurs. C’est ainsi que le travail d’Ugo entretient un lien avec moi, car j’ai la même volonté de faire des expositions. Par exemple, à la galerie Almine Rech je ne me suis pas situé face à un ensemble de sculptures sonores, mais je me suis trouvé dans un événement, qui est vraiment une exposition. Si l’on prend l’exemple de l’exposition au Centre Pompidou, je n’ai pas été sensible à ce dispositif spectaculaire, théâtral qui met en scène des images surdimensionnées, projetées sur des écrans géants, qui représentent surtout un surcoût de production terrifiant, lequel ne me semble pas justifié. Je ne pense pas qu’Ugo présentera au Consortium, en automne prochain une autre version de cette pièce présentée au Centre Pompidou, il va juste appréhender une autre situation d’exposition. J’ai d’ailleurs toujours trouvé remarquable dans sa production, cette volonté permanente de réorganiser un certain nombre d’éléments pour, à chaque fois, leur donner une nouvelle présence, nécessaire en tant qu’élément dans une exposition.

Catherine Francblin :
Je conçois parfaitement qu’à la galerie Almine Rech tu n’aies pas vu un ensemble de sculptures sonores, mais comment décrirais-tu cette exposition ?

Eric Troncy :
La métaphore la plus simple est celle du cinéma. En effet, on peut regarder un film en se disant c’est une succession de plans, selon un discours de spécialiste car le plus intéressant c’est tout de même de voir le film dans son ensemble. Or, l’exposition d’ Ugo Rondinone dans la galerie Almine Rech m’est apparue comme un projet d’ensemble dans lequel les oeuvres avaient un rôle équivalent à celui des plans dans un film.
Effectivement, il existe une certaine typologie dans les oeuvres d’Ugo Rondinone, que l’on peut lister
Il y a les peintures circulaires puis d’autres plus allongées
Il utilise des éléments récurrents comme la fenêtre par exemple.
Son travail présente aussi régulièrement des personnages comme le clown.
Il a recours à divers dispositifs, il a recours par exemple à un dispositif précis dans lequel il refuse la lumière du jour.
Plus récemment, il a réalisé de grandes architectures qui évoquent le travail de Sol LeWitt mais qui comportent des éléments sonores ou des dessins qui le différencient de Sol LeWitt, comme on le voit dans l’exposition à la galerie Almine Rech.
Enfin, il y a sa propre image d’artiste qui peut être photographiée ou représentée en sculpture. Ugo Rondinone emploie ces différents éléments, les réorganise et les confronte à différents médiums : vidéo, photographie, sculpture, son… pour produire des situations d’expositions différentes.
Il s’agit en fait pour Rondinone de réorganiser une situation et de la proposer au spectateur. Cette notion de spectateur m’apparaît d’ailleurs importante car elle identifie un individu. Je pense que chacun devrait revendiquer ce statut de « spectateur » plutôt que de se laisser perdre dans la notion de « large public ». De plus, les expositions d’Ugo Rondinone demandent une disponibilité du spectateur, en tant que personne seule. Je pense que ce travail ne se prête pas à une simple visite entre amis. A ce sujet, j’ai été particulièrement étonné de voir les visiteurs du Centre Pompidou allongés par terre, alors que, personnellement, je pense que la confrontation avec une oeuvre d’art se conçoit naturellement debout.

Catherine Francblin :
Les structures géométriques présentées chez Almine Rech font partie des éléments que tu viens de lister. Or, l’exposition du Centre Pompidou est aussi une manière de réorganiser, de redonner à voir ces structures géométriques modernistes. Il m’a semblé que dans la réalité, l’architecture de Beaugrenelle, où sont filmés les personnages du film de Beaubourg, est très proche de ce qui est présenté à la galerie. Le film du Centre Pompidou, autrement dit, continue de parler de cette architecture, de cette géométrisation des espaces, de cette trame permanente. Projeté dans une salle de forme hexagonale, ce film ne me semble pas complètement étranger à l’univers construit à la galerie Almine Rech.

Eric Troncy :
Je ne suis pas sensible à la vidéo quand elle est présentée en grand format ou dans des dispositifs compliqués. Quand je suis arrivé dans la salle d’exposition d’Ugo Rondinone au Centre Pompidou, j’ai tout d’abord été frappé de voir les visiteurs allongés par terre. Personnellement, je suis resté debout. Ce qui m’a particulièrement intéressé c’est que le personnage représenté dans le film, était dans la salle, allongé lui aussi par terre, mais dans la position exacte des clowns d’Ugo Rondinone. Voilà ce que j’ai surtout vécu, même si mon expérience reste anecdotique.

Catherine Francblin :
Ugo, comment l’exposition « Roundelay » du Centre Pompidou s’inscrit-elle par rapport à ton travail, a t-elle un rapport avec l’exposition de la galerie Almine Rech ?

Ugo Rondinone :
Tout d’abord, je pense que le travail ne s’adresse pas à soi-même. Dans le cas des deux expositions parisiennes, il ne faut pas chercher un rapport avec le travail ou les oeuvres précédentes car le motif que j’emploie évolue, change à chaque fois.

Catherine Francblin :
Le matériau – une sortre de toile de jute – dans lequel sont fabriqués les rideaux par lesquels on entre dans cet espace confirme que tu choisis les détails de façon très précise. Car ce rideau en toile de jute est lui-même quadrillé comme l’espace intérieur.
Deux personnes seules, un garçon et une fille, marchent dans l’architecture de Beaugrenelle, traversent la dalle, montent les escaliers, pourquoi est-ce qu’ils marchent ? se livrent-ils à un exercice de mémoire et d’oubli de soi, comme Gaby Hertel le précise dans le catalogue ? est-ce que la marche serait pour toi quelque chose qui permet la pensée ou serait-ce un équivalent du clown qui se livre au « ne-rien-faire » ?

Ugo Rondinone :
Pour ma part, il n’y a pas de différence entre cette marche labyrinthique et sans but des personnages du film et la passivité des clowns.

Catherine Francblin :
D’ailleurs le titre « Roundelay » signifie tourner en rond pour n’aboutir à rien. Il paraît que c’est un terme que tu as trouvé dans un texte de Beckett, n’est-ce pas ?

Ugo Rondinone :
Ce n’est pas un titre de livre, mais un mot dans un texte de Beckett. Mais ce mot ne correspond à rien. Un titre cela peut être n’importe quoi. J’ai choisi ce titre mais cela ne veut pas dire qu’il soit juste : c’est seulement mon choix.

Catherine Francblin :
Par rapport à la question du surdimensionnement de la pièce, c’est vrai que tu n’as pas toujours eu la possibilité de faire des pièces d’une telle importance. Est-ce que cela représente pour toi une étape significative ou seulement une expérience que tu ne

Eric Troncy :
Il y a certaines vidéos, notamment celles qui mettent en scène des clowns (montrées à Dijon) qui sont de taille aussi spectaculaire que celle projetée au Centre Pompidou.

Ugo Rondinone :
Ma production n’a pas changé. Par exemple, les deux projections précédentes étaient réalisées avec des moyens minimaux. Les moyens que j’ai eus à ma disposition pour cette exposition étaient nécessaires car j’avais notamment besoin d’un caméraman. Mais je n’aime pas que mon travail soit comparé au cinéma.

Eric Troncy :
C’est en lisant le livre d’un critique d’art anglais, que je me suis rendu compte que la volonté des artistes de projeter leurs vidéos sur grand écran venait plutôt du désir de faire une image qui ressemble au cinéma, que d’une réelle nécessité. Par ailleurs, j’ai été plus sensible à l’exposition à la galerie Almine Rech parce que je comprends mieux le langage qui utilise des éléments inanimés (sculpture, son).
Je suis également sensible au temps que je vais accorder à une exposition et j’aime décider moi-même du temps que je souhaite prendre pour vivre ma propre expérience dans une exposition d’Ugo Rondinone. Je sais que son oeuvre ne peut pas être produite au cinéma. La rencontre avec une oeuvre d’art doit se faire dans le temps : le temps de se familiariser avec elle. Il me semble plus intéressant de suivre l’évolution du travail d’un artiste à travers le temps et à travers ses expositions, plutôt que d’aller voir une succession d’expositions de multiples artistes. L’art est un travail qui, quand on s’y intéresse, permet de comprendre le langage qu’un artiste a pu installer, la façon dont il l’a fait évolué, dont il l’a réorganisé, remodelé. Par exemple, le clown est un personnage dont on attend qu’il nous fasse rire mais, dans le travail d’Ugo Rondinone, c’est une personne qui ne fait rien, qui n’est pas drôle du tout, mais c’est chez le spectateur qu’il doit se passer quelque chose. Je pense que les expositions d’Ugo Rondinone sont des dispositifs extrêmement manichéens et particulièrement sophistiqués. Ce sont des sortes de complot pour faire naître quelque chose chez le spectateur.

Catherine Francblin :
Nous allons maintenant illustrer notre parcours dans l’oeuvre d’Ugo Rondinone depuis 1991, à travers les images d’une douzaine d’expositions, ce qui nous permettra de juger à la fois de la cohérence de cette oeuvre et de mesurer à quel point elle est diverse. Ce diaporama nous permettra également de comprendre la manière de travailler d’Ugo Rondinone, sa manière de réutiliser en permanence les mêmes éléments dans des contextes différents, en les agençant à chaque fois avec des pièces nouvelles, comme des pièces d’un vocabulaire. Ugo, tu vas nous présenter ce parcours dans tes expositions.

Ugo Rondinone :
Cette première image représente une exposition qui date de 1991 où des chaînes pendaient à intervalles réguliers entre le sol et le plafond, dans un coin. Une plate-forme en aluminium, peinte en jaune, était suspendue à un mètre du plafond et trois lampes halogènes éclairaient verticalement à partir du sol la plate-forme. Le cartel en plexiglas indiquait : « THE TELEPHONE RINGING THREE TIMES, AND THE VOICE ON THE OTHER END ASKING FOR SOMEONE I WAS NOT ».
Les images suivantes montrent un travail que j’ai commencé en 1992 et présente, dans des bibliothèques organisées comme un labyrinthe, les films que j’ai réalisés sur le quotidien : je pose une caméra fixe et filme la réalité sans interruption. L’ensemble des films réalisés a toujours le même titre et sont rangés dans des boîtes marrons. Je continue toujours ce travail, qui n’a jamais été exposé.
L’image suivante montre une exposition intitulée « CRY ME A RIVER », présentée en 1995 à la galerie Walcheturm (Zurich).
Elle est composée de trois éléments : un sol en bois, une fenêtre et un personnage en plastique allongé qui s’appuie contre un mur et ne fait rien. Ce personnage est un moulage réalisé à partir de ma personne. Par la fenêtre, on aperçoit la vie réelle et tout ce qui se passe dans la rue. J’ai ajouté ce sol en bois parce que la galerie était sur deux étages et que je souhaitais atteindre sur un seul niveau la perspective de la fenêtre.
Les images que nous voyons maintenant sont celles de l’exposition « Heyday » au centre d’art contemporain de Genève en 1996 et qui était sur deux étages avec, au premier étage, quatre paysages agrandis et en négatif dans un cadre en bois. Pour éviter que l’on regarde par la fenêtre j’ai construit une boîte combinée avec une sélection des vidéos issues des films de la bibliothèque. Dans la boîte il y avait également la musique d’un groupe américain faisant de la country music.

Catherine Francblin :
Peux-tu nous préciser ce que sont ces grands dessins de paysages en négatif ?

Ugo Rondinone :
Ce sont des agrandissements en négatif de petits dessins que je fais de temps en temps dans la nature, associés au cartel en plexiglas où est inscrit le titre : systématiquement la date de réalisation du dessin. Finalement mes oeuvres comportent toujours deux éléments : l’oeuvre et son cartel.

Eric Troncy :
Pour préciser, les titres qui sont des dates sont écrits de façon particulière, – par exemple le 12/09/2002 sera transcrit par Ugo Rondinone ainsi : « douzeseptembredeuxmilledeux ». C’est une façon de titrer qu’Ugo Rondinone utilise souvent y compris pour d’autre oeuvres que les dessins. De même, les nouvelles toiles en forme de cible, qui ont une taille conséquente et sont faites de différentes couches de peinture, sont également titrées de la même façon. Récemment, Ugo a évolué avec d’autres types de peintures, des « stripe-painting » très grandes avec des bandes faites dans la même matière que les peintures de voitures. Toutes ces oeuvres sont donc composées de l’élément pictural et de son cartel en plexiglas.

Catherine Francblin :
Les cibles aussi proviennent de dessins ?

Ugo Rondinone :
A l’origine, les cibles sont des aquarelles. Elles sont souvent réalisées en hiver, car pendant cette période je ne suis pas dehors en train de réaliser mes paysages, mais dans l’atelier.

Catherine Francblin :
Sachant que tu vas dans la nature faire tes dessins de paysages, je comprends mieux pourquoi certains critiques ont rapporté ton travail à la tradition romantique.

Ugo Rondinone :
Oui, cela me paraît évident, comme ces artistes qui ont marché à travers des paysages. Il y a le circuit de Goethe en Italie, par exemple.

Catherine Francblin :
Eric, peux-tu nous dire à quoi correspond pour toi la transformation des dessins d’Ugo en négatif et leur agrandissement ?

Eric Troncy :
Ce ne sont que des détails dans le travail d’Ugo. Le choix de montrer ces dessins agrandis ou non, en négatif ou positif, n’est pas important. Ce qu’il faut comprendre c’est que son travail est le résultat de la volonté de créer des mondes. Je n’oublie pas non plus qu’Ugo Rondinone a, dans une bibliothèque, des heures de films sur rien. Ces films sont une sorte de témoin du réel. Ugo enregistre le monde réel tel qu’il est, mais il propose également d’autres mondes.

Catherine Francblin :
Il y a tout de même, dans le fait de transposer ces dessins en négatif et de les agrandir, une certaine mise à distance qui participe de l’univers créé par les expositions d’Ugo Rondinone.
En ce qui concerne le traitement flou des cibles, il s’agit aussi du traitement particulier d’un motif récurrent dans l’art moderne -chez Jasper Johns, par exemple- et, finalement, on se retrouve dans un monde où on ne reconnaît plus les choses. C’est cette « ambiance » qu’on retrouve dans tout le travail de Rondinone.

Eric Troncy :
Etre face aux cibles d’Ugo est avant tout une expérience incroyable, on ne sait plus où l’on est, si on voit bien… On y retrouve aussi la peinture de Kenneth Noland, car Ugo décline éternellement des éléments dont il devient comme le prisonnier volontaire, de sorte que c’est lui qui décide de donner ou non à voir sa production. Il peut choisir de ne rien donner, comme par exemple avec les clowns, qui sont là, mais qui ne nous font pas rire.

Ugo Rondinone :
L’exposition correspondant à image projetée maintenant s’intitule « Where do we go from here ? » et a notamment été présentée au Consortium de Dijon en 1997. Elle se compose d’une chambre en bois peinte où se trouve un dessin de paysage en négatif. Les spectateurs pénètrent dans un long couloir illuminé d’une lumière jaune pour qu’ils puissent se voir entre eux, et arrivent dans une salle sur les murs de laquelle sont projetés des grandes images de clowns.

Eric Troncy :
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’Ugo Rondinone amène le spectateur à faire une expérience avec un récit linéaire, de l’ordre de la fiction ou de la narration. Dans l’exposition au Consortium, le spectateur est d’abord à l’extérieur du paysage, ensuite, en face, puis il entre dans ce paysage via une porte jaune. Il se trouve ensuite dans un couloir en chicane, éclairé en jaune cru et, enfin, il se trouve dans cette salle, où murs et plafond sont en bois et dans laquelle sont projetés ces images de clowns qui ne respectent pas le protocole puisqu’ils ne font pas rire. Ce n’est pas tant ces clowns projetés qui font l’oeuvre d’Ugo Rondinone, que le parcours lui-même qui nous conduit depuis l’extérieur du paysage jusqu’à une position de spectateur. Il me semble que c’est une forme de récit qui permet au spectateur de vivre une véritable expérience.

Ugo Rondinone :
Les images que nous voyons maintenant ont été prises lors de l’exposition « L’autre sommeil » qui s’est tenue au musée d’art moderne de la ville de Paris en 1999.
Les formes suspendues sont des galets agrandis qui diffusent une musique. Une ligne d’horizon jaune fait le tour de la pièce et aux quatre coins de la pièce se trouvent des vidéos présentant des situations, des activités. J’ai par exemple fait le choix de montrer un homme qui ouvre la porte. Ce film fait partie d’une série de 24 vidéos issues de films existants avec des personnages sans visage qu’on ne peut pas reconnaître, en train d’effectuer un geste simple, une action.

L’exposition suivante, intitulée « BONJOUR TRISTESSE », est composée de planches qui font une sorte de décor pour nous isoler de l’espace. Il y a les photos d’une femme marchant dans la forêt, prise selon 4 points de vues : de gauche, de droite, devant, derrière. C’est une photo en noir et blanc éclairée par une lumière colorée. Dans une autre photo monochrome c’est un homme et une femme qui marchent sur la plage et la lumière que j’utilise est le bleu. Dans la deuxième salle de cette exposition, j’avais installé 8 arbres enveloppés dans du plastique sur un sol en caoutchouc et les fenêtres sont obstruées par un gel vert.

Catherine Francblin :
Pourquoi cherches-tu, dans cette exposition – comme avec le grand X installé devant l’entrée de la galerie Almine Rech (grand X en plexiglass perçé de deux orifices qui diffusent une musique entêtante et enfantine)- , à obstruer les fenêtres ou les entrées ? Serait-ce pour établir une frontière entre le lieu de l’exposition et l’espace réel ?

Ugo Rondinone :
Oui, c’est pour rendre parfaitement clair le fait que nous sommes dans un espace qui n’a rien à voir avec la réalité. Par ailleurs, dans l’exposition au musée d’art moderne de la ville de Paris, il y avait la voix d’un homme lisant un texte issu d’un journal que j’écris et qui parle d’un personnage, développé depuis 1992, qui vit des choses de la vie quotidienne.

Eric troncy :
Je voulais préciser que ce n’est pas innocent qu’il y ait du son dans les oeuvres d’Ugo Rondinone : son travail est de l’ordre du para-cinématographique, mais pas du cinéma.

Ugo Rondinone :
L’exposition à la villa Arson de Nice en 2001, dont vous voyez des images maintenant, organisait de façon labyrinthique des structures géométriques en plâtre, et en biais. Le son était diffusé par le plafond : il s’agit d’un dialogue court (1 minute) entre un homme et une femme qui se termine comme il a commencé. De plus, les voix se déplacent dans la salle d’exposition.
Cette autre image est celle d’une exposition qui comportait trois salles. Le sol de la première salle est en caoutchouc et l’exposition présente des photos d’un personnage habillé en jaune. La deuxième salle comporte une construction hexagonale en miroir qui diffusait la voix d’un homme lisant des extraits de mon dernier journal écrit en 2000. La troisième salle associait des éléments de miroirs et 3 clowns.

Catherine Francblin :
Il ne faut pas oublier un élément récurrent de ton travail : les enseignes en néon, aux couleurs de l’arc en ciel, qui titrent et signent tes expositions avec un texte.

Ugo Rondinone :
L’image que nous voyons maintenant est l’entrée d’une exposition qui comportait deux salles. Dans la première salle il y avait une structure labyrinthique avec des miroirs carrés et aux 6 sorties du labyrinthe se trouvaient un moniteur qui montre un homme et une femme dans des situations minimales. La deuxième salle est recouverte de feutre blanc avec une lumière en néon et comporte ces mêmes modules labyrinthiques.

Eric Troncy :
Il y a un langage à découvrir chez Rondinone (la grille, le labyrinthe) et si l’on s’intéresse à l’art d’aujourd’hui, le spectateur doit accepter de prendre le temps de venir se familiariser avec cet univers et accepter d’être un objet dans cet univers, car on ne peut savoir quels types de sentiment on va éprouver en entrant ou quels types de repère on va trouver. Il est primordial de suivre les expositions et de s’installer dans chaque univers créé par Ugo Rondinone.

Catherine Francblin :
Je suis tout à fait d’accord avec cette idée d’univers dans lequel on se trouve enfermé. Les oeuvres de Rondinone produisent effectivement un effet d’enfermement, d’enveloppement. Mais cet univers est tout à fait celui que je retrouve avec l’exposition de Beaubourg, puisque nous sommes enfermés dans un univers face à deux personnages qui peutvent marcher sans fin, sans jamais pouvoir sortir de cet univers. J’ai d’ailleurs ressenti ce sentiment que Gaby Hertel appelle « claustrophobique », et que traduit le terme « Roundelay ». L’oeuvre nous enserre en effet dans une trame semblable à une toile d’araignée. Mais cela reste de l’ordre du sentiment.

Eric Troncy :
Je voulais juste ajouter qu’il est intéressant de se demander comment ce type de travail se commercialise. Peut-on vraiment acheter un univers ? Cette question se pose d’autant plus que le travail d’Ugo n’est pas simple à installer chez un particulier. Par contre si le collectionneur décide d’acheter une cible, par exemple, on peut dire qu’il possède quelque chose, comme la porte qui permet d’entrer dans un univers et qui constitue un indice de cet univers.

Intervenants

Ugo Rondinone
Eric Troncy

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

Prochainement

À l'auditorium 
Mercredi 22 mai 2024 à 19h

Entretiens sur l'art avec Cindy Coutant

Confiés depuis 2021 à la critique et commissaire Jill Gasparina, les « Entretiens sur l’art » qui, depuis plus de 20 ans, dessinent une formidable collection de paroles d’artistes, scruteront désormais avec attention la matérialité et les conditions d'émergence des œuvres des artistes invités.

À la librairie 
Samedi 25 mai 2024 à 17h

Lancement de Pour des écoles d’art féministes ! 

de 15h à 17h, à Bétonsalon
Lancement de l’ouvrage La Part affective (Paraguay Press) de Sophie Orlando et conversation avec Émilie Renard et Elena Lespes Muñoz.

de 17h à 18h30, à la Fondation Pernod Ricard
Lancement de Pour des écoles d’art féministes ! (2024), ouvrage collectif coédité par l’ESACM et Tombolo Presses
avec T*Félixe Kazi-Tani, Gærald Kurdian, Sophie Lapalu, Vinciane Mandrin, Michèle Martel, Sophie Orlando, Clémentine Palluy, Émilie Renard et Liv Schulman.