Évènement

Daniel Buren Patrick Bouchain

Mardi 25 mai 2004 à 19h

Comme on l’a vu récemment au Centre Pompidou, quand il a totalement transformé le dernier étage du musée, le désir de soustraire le spectateur à l’architecture existante pour le faire cheminer dans un espace remodelé, reconstruit, est au coeur du travail de Daniel Buren.

Ce désir de dialoguer avec une architecture donnée, s’il est particulièrement manifeste depuis une quinzaine d’années, remonte en réalité très loin dans l’itinéraire de l’artiste. Ainsi, en 1971, à l’occasion d’une exposition réunissant une vingtaine d’artistes américains au Musée Guggenheim de New York, Buren prend violemment position contre l’emprise de l’architecture de Frank Lloyd Wright en suspendant une grande toile au centre du bâtiment. Censurée dès le lendemain du vernissage, l’oeuvre installée au beau milieu de la spirale est néanmoins restée comme un des signes forts des interventions de l’artiste.

À partir du milieu des années 1980, la relation de Buren avec l’architecture s’exprime au moyen de constructions ajourées, en bois, appelées « cabanes ». L’ampleur et la complexité des dispositifs mis en place dès ce moment vont l’entraîner à une collaboration de plus en plus fréquente avec de grands architectes, tels Jean Nouvel, Dominique Perrault ou Patrick Bouchain. C’est avec ce dernier que fut réalisée l’exposition du Centre Pompidou en 2002. C’est aussi avec Patrick Bouchain que furent construites les fameuses « Colonnes » de la cour d’honneur du Palais-Royal à Paris.

Architecte également (et entre autres) du Lieu Unique à Nantes et du Musée des arts modestes à Sète, Patrick Bouchain est un familier des artistes et n’ignore donc rien des enjeux, des difficultés et des joies que réserve à l’architecte son association avec un artiste de la trempe de Daniel Buren. Ensemble, ils évoqueront une collaboration riche et mouvementée qui s’étend sur une période d’un quart de siècle.

 

Catherine Francblin :
Je remercie Daniel Buren et Patrick Bouchain pour leur participation à ce débat sur la relation entre l’Art et architecture intitulé « Art et architecture : une association contre-nature ? ». Pourquoi ce titre ?
Tout d’abord parce que la relation de Daniel Buren à l’architecture est fondamentale, ancienne et permanente.
Elle est fondamentale dans la mesure où son travail se construit en réponse au contexte de l’oeuvre, à savoir ses conditions de présentation, qu’il s’agisse des conditions qui préexistent à l’accrochage ou de l’environnement architectural.
Cette relation à l’architecture est également ancienne. Elle remonte aux années 1970 ou même avant, peut-être est-elle inaugurale dans le travail de Daniel Buren. Elle est marquée par un événement très fort qui est son intervention devenue mythique, en 1971, au Musée Guggenheim de New York. Cette intervention est mythique parce qu’elle n’a pratiquement pas été vue, ayant été démontée la veille de l’inauguration. Intervention mythique également parce qu’à travers cette oeuvre, Daniel Buren prenait fortement position contre l’emprise de l’architecture de Frank Lloyd Wright.
Enfin la relation de Daniel Buren à l’architecture est permanente, ainsi qu’on l’a vu récemment, en 2002, au Centre Pompidou, quand il a totalement transformé le dernier étage du musée ainsi que le sous-sol. Il l’a transformé pour soustraire le spectateur à l’architecture de Renzo Piano et l’entraîner à circuler dans un tout autre musée, dans un espace remodelé, reconstruit, beaucoup plus complexe, plus ludique, plus vivant. C’est ainsi qu’il a intitulé son exposition « un musée qui n’existait pas ».
Entre l’intervention du musée Guggenheim en 1971 et la « rétrospective » de 2002 au centre Pompidou se sont donc écoulés 30 ans et beaucoup d’autres oeuvres créées pendant ces années témoignent de la relation de Buren à l’architecture. Notamment des oeuvres que l’on surnomme des « cabanes », qui sont de petites architectures légères inspirées des architectures japonaises. L’une des premières d’entre elles a été mise en place dans la grande Halle de La Villette, à l’occasion de la biennale de Paris, en 1985. C’est de cette première oeuvre de type architectural que date la collaboration de Daniel Buren et de Patrick Bouchain. Cette collaboration s’est poursuivie à de multiples reprises depuis. C’est également avec Patrick Bouchain que Daniel Buren a réalisé les fameuses colonnes de la Cour du Palais-Royal. C’est avec lui, aussi, qu’a été réalisée l’exposition du Centre Pompidou.
Patrick Bouchain, de son côté, est un architecte qui a souvent travaillé avec des artistes : avec Joseph Kosuth, Jean-Luc Vilmouth ou Claude Lévêque, par exemple. Il fut aussi le coordinateur de l’intervention des 12 artistes sur les Champs-Elysées lors des festivités du passage à l’an 2000. Enfin, parmi de nombreuses réhabilitations de bâtiments que l’on peut mettre à son actif, on mentionnera la réhabilitation de l’usine LU devenue le Lieu Unique à Nantes.
Patrick Bouchain et Daniel Buren nous parleront donc de leur manière de travailler ensemble de leur association, placée sous le signe de l’entente, de l’amitié, de la fécondité de la création.
Néanmoins, le caractère particulièrement fécond de leur dialogue ne doit pas faire perdre de vue la règle générale qui veut que, pour un architecte, l’oeuvre d’un artiste s’inscrive dans une architecture donnée pour l’occuper à la manière d’un simple élément de mobilier ou de décor. Pour Frank Lloyd Wright, et pas seulement pour lui, l’architecture est « la mère des arts », autrement dit, les autres arts lui sont subordonnés.
Nous avons intitulé ce débat « Art et architecture : une association contre-nature ?» parce que l’association entre l’artiste et l’architecte ne se passe pas toujours aussi bien que dans le cadre de la relation entre Daniel Buren et Patrick Bouchain.
Daniel, comment envisages-tu la nature de cette association entre l’artiste et l’architecte ?, n’est-ce pas la conscience de cette relation de subordination de l’art à l’architecture qui te fait travailler et aussi la volonté de retourner cette situation ? Le meilleur moyen de nous répondre est sans doute de nous parler des oeuvres emblématiques de la relation à l’architecture dans ta démarche.

DB : Je vais montrer quelques travaux et les réponses à tes questions apparaîtront dans des présentations d’oeuvres. Il n’y a pas qu’une seule façon d’avoir ce rapport à l’architecture qui ne doit pas masquer beaucoup d’autres centres d’intérêts, même si ce soir nous allons axer les choses vers l’architecture.
Pourquoi l’architecture est-elle présente depuis si longtemps dans mon travail ? sûrement parce qu’elle est dans un sens le plus banal possible, pour un peintre ou un sculpteur, un lieu dans lequel ses oeuvres vont être présentées. Comme je n’ai pas le don de voir une oeuvre sans voir ce qu’il y a autour, je suis constamment confronté à l’architecture et aux problèmes qu’elle peut poser. J’essaie de jouer avec cet élément, présent depuis le début, de façon différente selon les travaux.

Pour ma première exposition dans une galerie italienne, j’ai montré un intérêt particulier pour un élément incontournable de l’architecture : la porte. J’ai entièrement recouvert la porte de la galerie de papier collé qui bloque la porte de sorte qu’on ne pouvait plus entrer dans la galerie. L’exposition se tenait donc sur la porte. La chose à voir était vraiment là, bien que beaucoup aient cru que c’était seulement un geste qui parlait de la fermeture de la galerie. Il s’agissait aussi d’une peau de tambour comme si tout le travail de cette galerie, très connue à l’époque, résonnait sans que l’on puisse y entrer. Comble du comble, le galeriste a trouvé cette exposition tellement bien qu’il a fermé sa galerie juste après.

« Peinture sculpture », 1971, Guggenheim Museum
Au Guggenheim, c’est sans doute la première fois que je travaillais vis à vis d’un architecte, même si évidemment il n’était pas là pour me contrôler. Ce musée a des particularités avec lesquelles j’ai essayé de travailler. Il faut aussi noter qu’il s’agissait d’une exposition de groupe qui posait les problèmes les plus intéressants : qui fait quoi ? qui décide ? l’artiste ? le directeur de musée ? C’était ma première expérience à l’échelle un sur un et j’avais proposé une installation particulière acceptée par les autorités du musée et qui correspondait à la descente accrochée sur un câble d’un grande série de tissus cousus entre eux, formant une sorte de paravent. C’est pour cela que je l’ai intitulée « peinture sculpture ». Peinture : parce que c’est un tissu, parce que les deux bandes extrêmes sont recouvertes de peinture blanche, et sculpture car c’est en trois dimensions et ce n’est visible qu’en marchant autour en prenant la rampe. C’est un travail directement en dialogue avec l’architecture et, pour moi, c’était clairement en dialogue de façon problématique avec les oeuvres des autres artistes. Cette pièce marche avec la rampe et dans certains angles n’était plus qu’un fil. Elle joue sur la perspective réelle, sur le fragment (car on a des visions fragmentaires de la pièce qui descend depuis la verrière), et elle accentue les aspects spécifiques du Guggenheim, à savoir que tout est en pente. Il faut aussi se rappeler que ce musée a été construit à une époque où les seules oeuvres produites étaient soit des peintures -dans la majorité- soit des sculptures en trois dimensions et que le musée était surtout fait pour des peintres. Ce n’est pas par hasard que Wright a essayé de faire un musée impraticable pour les peintres et il y est arrivé car les murs qui n’existent pas dans l’extériorité de la rampe ont été murés. Maintenant, on peut accrocher des peintures sur de vrais murs et non plus les laisser libres dans un espace inexistant mais la rampe est oblique, le plafond est oblique. Les peintures sont presque toutes carrées ou rectangulaires et sont donc en contradiction avec l’ensemble. Depuis des années, les artistes invités jouent avec cette architecture, mais les problèmes posés à la peinture apparaissent très vite. Cette oeuvre a été censurée et, pendant l’exposition, le musée a retrouvé son allure habituelle avec, en bas, une pièce de Serra et une pièce de Sol LeWitt et, dans les rampes, les autres participants. Carl Andre est parti en signe de protestation et la majorité des artistes ont signé une pétition pour que la pièce revienne, mais trois ou quatre artistes très influents à New-York à l’époque se sont battus pour que ma pièce soit définitivement évincée et ils ont gagné.

 » Within and beyong the frame » à NEW YORK, 1973
Je vous présente maintenant un travail différent, fait à New-York qui a directement à faire avec l’architecture et tout un système urbain, au moment où les galeries new-yorkaises descendaient du haut de la ville, de la 57ème rue pour venir s’installer dans des lieux désaffectés dans le bas de la ville, à Soho. Cette pièce voulait souligner une caractéristique sur les tailles et le développement de ces nouveaux lieux. A l’époque c’étaient les premiers lieux d’exposition pour l’art contemporain de taille véritablement importante. Un câble tendu traverse toute la galerie. Une fenêtre est ôtée entièrement. Le câble traverse la fenêtre et va s’accrocher sur le building d’en face. La composition de la pièce est simple : la taille de la galerie est beaucoup plus grande que la rue elle-même. Je voulais souligner cette caractéristique. A la place de la fenêtre ôtée vous avez une pièce qui est le pivot et à l’intérieur et à l’extérieur le même nombre de pièces espacées de la même façon. Cet espacement est directement en rapport avec l’architecture puisque le morceau de tissu qui pend a la même taille qu’une fenêtre et l’espacement que l’architecte de cette bâtisse avait mis entre les fenêtres.
La fenêtre est ouverte puisqu’elle a disparu, donc la galerie est ouverte à la pluie et au vent pendant le temps de l’exposition ; une partie est visible de jour comme de nuit et une autre partie seulement aux heures d’ouverture. En même temps qu’il y a une articulation très précise sur des données de l’architecture, il y a toute la description d’un système qui va au-delà de l’architecture. Par exemple, on s’aperçoit que cette pièce à l’extérieur est non seulement suspendue à un câble mais qu’elle est accrochée à son pied pour que le vent n’emporte pas tout tandis qu’à l’intérieur de la galerie, seul le câble supérieur existe, le reste est libre. Vous avez donc cette métaphore de la « liberté » de l’art à l’intérieur des locaux et de sa contrainte afin de rester visible à l’extérieur. Cette pièce a été refaite cinq ans plus tard pour jouer sur les différences du temps, de la mémoire des choses, des objets et aussi de la transformation fulgurante de Soho entre 1973 et 1978. Cette pièce par définition est éphémère comme la plupart de celles que je peux faire. Dans l’ordre de l’éphémère il y a vraiment des choses étonnantes : la galerie n’existe plus, le building non plus, il est entièrement transformé en maison d’habitation. Toutes les galeries de cette rue ont pratiquement disparu et ont été remplacées par des magasins de mode, le World Trade Center lui-même n’existe plus.

Museum Haus Esters, Krefeld, Allemagne, 1982
Voici un travail conçu de nouveau vis à vis d’une architecture et d’un architecte, lui aussi disparu. Ici, il s’agit d’un Musée établi dans deux anciennes maisons particulières construites la même année par Mies van der Rohe. La maison Lang est exactement parallèle à la maison Esters et située juste à côté. Les deux maisons côte à côte sont dédiées à l’art contemporain. Dans ce travail, il s’agissait de faire « glisser » le plan de la maison Lang sur le plan de la maison Esthers. Le premier problème à résoudre était de savoir où poser le plan de la maison Lang sur celui de la maison Esters. La solution que j’ai trouvée est de faire coïncider l’entrée de la maison Lang et l’entrée de la maison Esters. La juxtaposition des deux entrées crée un jeu de volumes, un jeu visuel où viennent cohabiter les deux architectures. Elle finit par créer un ensemble presque baroque.

Les colonnes du Palais Royal, Paris, 1985
Je vous présente maintenant un travail fait avec un architecte vivant, dont le résultat est complètement différent. Ce plan est celui de la cour d’honneur du Palais Royal. Les points ronds correspondent à la colonnade absolument régulière qui nous a servi à établir une grille carrée qui part dans l’axe des colonnes et reproduit cet axe sur toute la surface de la cour d’honneur. Les colonnes à droite et à gauche qui qui supportent le bâtiment sont plus anciennes et totalement irrégulières. Cette grille au sol montre que les colonnes ne sont ni l’une en face de l’autre, ni espacée les unes des autres. Ensuite, l’espèce de « H » est la tranchée qui permet de dessiner la place et d’y apporter de l’eau. Le projet initial est très proche de ce qu’on a fait ; il joue sur le sous-sol de la cour d’honneur. Quand nous avons fait la maquette, nous n’avions aucune idée de ce qui se passait dans le sous-sol. Quand nous avons commencé à travailler avec Patrick Bouchain, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait aucun plan du sous-sol et il a fallu relever ce qu’il y avait dessous. La révélation de ce dessous a conduit au dessin d’aujourd’hui.
A quinze jours de la finition des travaux, une décision de justice a bloqué le chantier pendant plus de trois mois. Finalement, suite à un changement de gouvernement, nous avons été autorisés à terminer l’oeuvre.
Dans le milieu de la grille dessinée se trouvent des polygones qui sont de deux types. Ils sont tous identiques par la taille de leur circonférence mais ne sont pas à la même altitude. La majorité sont à l’altitude des pieds des colonnes du Palais Royal. Ceux qui sont plus grands sont de la taille de cette fameuse grille qui dessine le sol. Donc, vous avez toutes les tailles à la fois horizontales et verticales. Le paradoxe est que les petits polygones sont de tailles différentes et les colonnes qui s’enfoncent dans le sol sont toutes identiques mais apparaissent comme étant différentes puisqu’elles s’enfoncent par degré jusqu’à un point zéro.
Dessous, les degrés se retrouvent répercutés dans le haut des grands polygones, et descendent de cette petite cascade qui permet à l’eau de circuler.
Les matériaux utilisés sont typiquement parisiens. Nous avons choisi des matériaux qui ne bougent pas : l’asphalte, le béton, le granito mélangé au béton, le marbre noir. Ce dernier, quand il n’est pas poli, devient gris. Il passe donc du noir au gris ce qui ne change pas vraiment de couleur, contrairement à un autre marbre comme le rouge qui, en vieillissant, devient gris.
La nuit, la pièce, quand elle fonctionne, est éclairée non pas comme on éclairerait une statue, mais par des plots luminescents placés au croisement de la grille. D’un côté ils sont verts, de l’autre rouges, donc toute la place est verte ou rouge selon où l’on trouve. Le dessous des tranchées devient très visible en éclairant l’eau et en éclairant de la même façon tous les polygones qui s’enfoncent dans la grille jusqu’au point 0. C’est le seul éclairage de la cour d’honneur, le reste étant assuré par les lampadaires et autres illuminations du Palais Royal.
L’éclairage est placé dans le sens des trames et prolonge le dessin au sol. Dernier détail, le coté perpendiculaire à la longueur du Palais Royal se trouve côté jardin. Cela veut dire que si l’on prend l’ensemble du Palais Royal, on peut s’imaginer être adossés à un décor qui est celui du Conseil d’État et qu’ensuite l’ouverture se fait vers le jardin.
C’était la première fois que je faisais un tel travail, à savoir une pièce définitive, et donc l’assistance d’un architecte était plus qu’importante. Comme j’avais déjà travaillé avec Patrick, j’ai proposé qu’il m’aide, ce qui a beaucoup contribué à la réussite du projet, pas seulement sur le plan de la forme mais aussi sur celui de la présence et de la résistance qu’il a fallu déployer face à la polémique. Si Patrick Bouchain ne m’avait pas épaulé, je ne suis pas sûr que la pièce aurait pu voir le jour.
Enfin, même si je faisais une chose publique avec des matériaux durs, indéplaçables, je voulais garder la fraîcheur qu’on peut avoir quand on travaille dans une galerie ou un musée et qu’on a la possibilité de modifier le travail jusqu’à la dernière minute, et même éventuellement de repousser l’ouverture si l’on est en retard. Evidemment, quand vous travaillez dehors ce n’est pas tout à fait aussi simple, mais on a gardé cette disponibilité quasiment jusqu’à la fin. Par exemple, on avait pensé ajouter un escalier qui aurait donné la possibilité aux visiteurs de descendre dans les tranchées et d’aller se promener sous les grilles. On a travaillé sur ce projet avec une énorme liberté. Mais finalement on a décidé de ne pas faire l’escalier pour des raisons de sécurité.

« Dominant-Dominé » au CAPC de Bordeaux, 1991
Je vous présente maintenant un travail qui joue sur la particularité d’un lieu, le CAPC de Bordeaux situé dans une ancienne halle aux grains.
Le spectateur arrive dans cette grande nef, la partie la plus spectaculaire du musée. J’ai imaginé pour cette occasion un travail à la fois dans les étages et dans la nef.
1ère étape : tout ce qui est courbe est recouvert de plastiques sérigraphiés blancs et noirs, souples, qui épousent la forme des grands arcs.
2è élément : à partir du point d’entrée, une série d’échafaudages tendent une ligne droite qui rejoint le premier étage du musée. Lorsque cette plate-forme a été terminée, on a appliqué dessus un plancher dont la pente en diagonale amène directement à hauteur du premier étage. Une fois le plancher dressé, on l’a entièrement recouvert de miroirs qui font basculer tout le bâtiment et reflètent la lumière de façon multiple. Ce lieu, d’habitude assez sombre, est donc devenu très clair. Bien sûr, on ne peut plus marcher sur la plate-forme. L’idée de la pièce est venue de mon expérience des autres expositions dans ce lieu. J’avais constaté que les oeuvres exposées étaient toujours secondaires par rapport au lieu. D’un côté le lieu domine et de l’autre il enjolive. Ne voyant pas comment ce lieu ne produirait pas le même effet avec quelque travail que je puisse faire, j’ai pensé le faire se refléter. « Dominant-dominé » signifie que ce n’est plus le spectateur et l’oeuvre qui sont dominés par le lieu, mais le spectateur qui domine grâce à la possibilité qu’il a de regarder la voûte située à 25 m dans les miroirs du plancher. Il était également possible de voir tout l’ensemble, en le dominant encore un peu plus, depuis les loggias. Vous avez ici, comme souvent dans mon travail, une indissociation absolue entre ce qui transforme le lieu et le lieu lui-même.

« Sens dessus dessous », Parking des Célestins, Lyon, 1994
Voici un travail réalisé avec deux architectes : Monsieur Tage et Monsieur Jean-Michel Vilmotte. Il s’agit d’une architecture fonctionnelle, à savoir un parking, à Lyon, où j’ai pu travailler avant que les choses ne soient construites.
Ce parking circulaire est constitué de cylindres concentriques. Le noyau central est le plus petit, permettant aux voitures de sortir, entouré d’un cylindre qui permet aux voitures de descendre, entouré d’un autre cylindre qui permet aux voitures de venir se mettre en épi, tout au long d’une rampe de sept étages.
Travaillant en amont et connaissant les plans, on a décidé non plus de tourner autour d’un cylindre brut et fermé, mais d’ouvrir ce cylindre avec une multitude de fenêtres.
J’ai également pu obtenir que l’épaisseur des ouvertures ait la taille exacte de trois bandes, c’est-à-dire 26,1cm, ce qui me permettait d’utiliser l’intérieur de ces fenêtres.
Après avoir discuté avec l’architecte paysagiste qui réalisait la place au-dessus, face au théâtre des Célestins, ce dernier m’a autorisé à mettre un périscope sur cette place. La position de cet objet, dessiné par Jean-Michel Vilmotte, correspond exactement à la position des spectateurs assis dans le théâtre. Tout passant peut se servir du périscope pour regarder au fond du parking, sept étages plus bas. Au dernier sous-sol, un miroir circulaire incliné vient réfléchir le cylindre illuminé par chacune des arches. Ce miroir, pivotant sur lui-même grâce à un rail mécanique, tourne jour et nuit de manière à accentuer la réflexion du cylindre et à suggérer en permanence la montée et la descente des voitures.

Catherine Francblin : Nous avons déjà un bel aperçu de ton travail ; on a vu au moins trois cas de figures de la relation à l’architecture. D’une part, la relation à de grands architectes décédés et, dans ce cas, le travail consiste à proposer une intervention qui va révéler leur projet et peut-être le mettre en cause. Un autre type de relation à l’architecture, si je prends le cas des Célestins, consiste à s’engager quasiment dans un travail de construction, pas simplement de modification, mais presque un travail d’architecte.

Daniel Buren : En fait, les modifications sont dans le concept de l’architecture elle-même. Le parking n’aurait pas eu cette allure si je n’en avais pas parlé avec l’architecte. Cela faisait parti d’un programme à Lyon, programme selon lequel tous les parkings construits étaient le fruit d’une collaboration entre un architecte et un artiste.

Catherine Francblin : Il s’agit donc d’un travail de construction impliquant une collaboration entre un artiste et un architecte. Enfin, l’autre type de relation avec l’architecture est la conception d’une oeuvre d’art à part entière. Les colonnes du Palais royal sont spécifiquement une réponse d’artiste. Tu as fait appel à Patrick Bouchain pour des raisons pratiques, mais au départ la demande s’adresse à un artiste et non à l’association d’un artiste et d’un architecte. J’aimerai aussi que tu évoques les cabanes qui représentent, il me semble, un autre type de relation à l’architecture, puisqu’il s’agit, en fait, de véritables petites architectures légères.

Daniel Buren : J’ai créé la première cabane en 1975. Je l’avais intitulée « Cabane éclatée » car ses éléments peuvent être déplacés selon le lieu « x » qu’elle occupe. La cabane est presque toujours un cube, un parallélépipède dont les éléments de côtés sont projetés sur les murs opposés.

Catherine Francblin : Pour réaliser ces architectures, tu as parfois fait appel à un architecte.

Daniel Buren : Effectivement, la seule fois où j’ai travaillé avec un architecte, c’était avec Patrick Bouchain, à la biennale de Paris en 1985.

Patrick Bouchain : Je pense qu’on ne peut pas faire cette différenciation permanente entre l’art et l’architecture. Si l’on prend la définition de l’architecture comme « le jeu savant des volumes sous la lumière », comme le dit Le Corbusier, alors Daniel est le plus grand architecte actuel.
Est-ce que Michel-Ange faisait de l’architecture ? est-ce que Vinci faisait de l’architecture ? Aujourd’hui, on veut mettre tout le monde dans des cases : il y a l’acousticien, l’ingénieur qui s’occupe de la lumière, les architectes, etc.

Catherine Francblin : Mais si je considère le travail de Daniel au Guggenheim, ce n’est pas un travail d’architecte, c’est un travail en relation avec l’architecture.

Patrick Bouchain : oui, mais le Palais Royal a vu cinq architectes qui ont travaillé les uns après les autres avant Daniel Buren. Je pense que Daniel a raison de dire que le Guggenheim n’est pas un musée. On peut encenser le bâtiment comme objet plastique, on peut dire que c’est une osuvre magistrale, mais pas que c’est un musée
Pourquoi est-ce que j’aime tant travailler avec Daniel ? Parce que je ne supporte pas ce monde découpé en tranches, en spécialités. Notre amitié est née d’une construction. J’y ai rencontré des problèmes que je pouvais résoudre au niveau d’un architecte constructeur et Daniel y apportait des solutions en tant qu’artiste sculpteur. Je considère que ce n’est pas moi qui ait fait la pièce du Palais Royal. C’était une demande d’intervention d’un artiste.

Catherine Francblin : La commande, j’imagine, portait sur une oeuvre, pas sur une architecture …

Patrick Bouchain : Il n’y a jamais eu de commande.

Daniel Buren : Le terme de commande n’est pas juste. On n’est plus jamais devant une commande, mais devant une demande.

Catherine Francblin : Je croyais que Daniel avait répondu à une commande publique.

Patrick Bouchain : non. La commande publique a en effet été relancée en France à cette époque et Daniel a bénéficié de cette demande qui consiste à s’adresser à des artistes. Il a fait une proposition. Au même moment, alors que je présentais le projet du magasin de Grenoble à Jack Lang, clui-ci me dit, en me montrant la place de Palais Royal, « Regardez par la fenêtre, que pourrait-on faire à cet endroit ? Nous avons fait appel à Daniel Buren ». J’appelle immédiatement Daniel qui était à Berlin et qui me fait part de ses doutes concernant le lancement du projet car les autorités ne savent pas ce qu’elles veulent. A partir de là, nous avons partagé une grande joie, celle de travailler ensemble, parce que nous sentions bien ce vide dans la commande, l’absence d’autorité politique et de cahier des charges.
Nous avons joué de cette liberté pour faire une oeuvre maîtresse et notre amitié, notre complicité et le plaisir partagé nous a permis de toujours dominer la situation, justement parce qu’il n’y avait pas de commande.

Catherine Francblin : Daniel, est-ce que tu te considères comme un artiste ou comme un architecte ?

Daniel Buren : Je ne suis pas plus à l’aise avec l’un qu’avec l’autre. Je me suis battu, il y a longtemps, sur ces termes. Le terme « artiste » me semble galvaudé, il ne m’intéresse pas vraiment. Je travaille sur l’espace, avec la couleur, laquelle peut recouvrir beaucoup de choses : la sculpture, la peinture, peut-être aussi l’architecture. Je ne saurais définir plus précisément mon travail, je ne suis pas peintre. Je suis peut-être davantage sculpteur, car mes oeuvres sont souvent en trois dimensions. Architecte me semble encore plus loin, car le terme suppose des capacités que je n’ai pas; il faut aussi un diplôme que je n’ai pas.

Catherine Francblin : Patrick, de quelle nature est votre collaboration avec Daniel Buren au Palais Royal ?

Patrick Bouchain : Ce qui m’intéresse, c’est de répondre aux questions de Daniel. Par exemple on s’est posé la question du sol du Palais Royal. Daniel voulait un sol transparent permettant de révéler le sous-sol. Son idée n’était pas de mettre une plaque de verre mais de voir le sous-sol.

Catherine Francblin : vous dites parfois que vous vous considérez comme l’assistant de Daniel Buren.

Patrick Bouchain : C’est sûr.

Daniel Buren : Il y a une chose que Patrick m’a appris. Par définition, l’artiste plasticien est très seul. Si l’on compare sa situation à celle des musiciens, des metteurs en scène, il a généralement du mal a travailler en équipe. J’aime penser que l’auteur de quelque chose en est d’abord le responsable. Je pense qu’il faut prendre la responsabilité d’avoir construit ou d’organiser cette chose, mais être responsable cela veut dire travailler avec d’autres gens. Même à l’occasion de ma première exposition, il a fallu convaincre le type de la galerie de fermer la porte. Il y a donc toujours deux personnes minimum et, dans le cas d’un travail plus important, que je ne peux pas faire entièrement de mes mains, il s’agit automatiquement d’une équipe. Le Palais Royal est un bon exemple : plus de 50 personnes ont été amenées à y travailler ensemble pendant six mois. Un dialogue s’instaure donc nécessairement.

Catherine Francblin : Il y a deux types de dialogues, celui que tu entretiens avec les architectes qui ont construit le Palais Royal au cours du temps et celui que tu entretiens avec Patrick Bouchain. Ce n’est pas le même type de dialogue, n’est-ce pas ?

Daniel Buren : Effectivement, ce ne sont pas les mêmes dialogues. Par chance, Patrick et moi avions intuitivement les mêmes idées ou des idées très proches, et nos dialogues ont été très riches. Mais cette oeuvre est une succession de malentendus, car le projet accepté proposait une place transparente permettant de voir le sous-sol du Palais Royal, y compris les égouts, et comportait des colonnes sortant de cette plaque de verre. Si je n’avais pas travaillé avec Patrick, j’aurais peut-être persisté dans mon idée. D’où l’importance de Patrick qui m’a notamment expliqué qu’il n’existait pas de verre capable de résister à l’abrasion des chaussures et qu’il fallait envisager autre chose. François Mitterrand a été très déçu, car il aimait beaucoup l’idée de transparence.

Catherine Francblin : C’était un conseil d’ordre technique, pas d’ordre esthétique.

Daniel Buren : non, tout est lié : la contrainte fait la forme. Dans la contrainte, il y aussi tout ce que l’on peut apprendre. Les bons conseils sont donc toujours bienvenus.

Catherine Francblin : Nous n’avons pas encore parlé de la rétrospective du Centre Pompidou qui est aussi un travail en collaboration avec des architectes. Il y a une collaboration réelle avec Patrick Bouchain et une autre avec l’architecture de Renzo Piano, l’architecte du bâtiment. Comment cela s’est-il passé ?

Patrick Bouchain : Le Centre Pompidou est à 50 mètres de mon agence et j’avais dit à Daniel : « si vous faites une exposition au Centre Pompidou, je veux vous assister sur la réalisation » . J’avais envie d’aider Daniel à ne pas se laisser marcher sur les pieds par une réglementation absurde. Je pense que tout passe par le droit et j’avais dit à Daniel que je l’assisterai, car je savais que ce serait une machine infernale. Je sais ce qui se cache derrière ces grands bâtiments qui laissent apparemment beaucoup de liberté : le règlement, la sécurité, la protection des oeuvres. Je me suis donc mis à sa disposition pour être son soutien face à cette marée et on en a bien ri. Je l’ai vraiment assisté, plus comme un conseiller juridique que comme un architecte.

Catherine Francblin : Comment jugez-vous cette exposition au Centre Pompidou ?

Patrick Bouchain : Le centre était fait pour être un grand bâtiment souple et mobile; les plateaux devaient pouvoir se lever et s’abaisser, mais avec le temps il s’est totalement sclérosé. Les différentes interventions d’architecte ont conduit, par exemple, à des cimaises fixes, à la grande tristesse de Renzo Piano qui, même s’il a fait là une oeuvre de jeunesse, considère que le bâtiment a perdu de son esprit d’origine. Lors de la première discussion que nous avons eue, Daniel pensait qu’il serait bien de trouver un système pour vider le Centre de l’endroit où l’exposition allait avoir lieu. J’ai trouvé cette idée extraordinaire.
Trois jours plus tard, Daniel m’appelle et me dit qu’il pense qu’il faut faire l’inverse, qu’en encombrant, on va montrer que l’endroit est immense, multiple, que c’est une sorte de kaléidoscope. Je trouvais l’idée meilleure, mais très compliquée à réaliser. Je voyais déjà se dresser devant nous les problèmes de sécurité, d’incendie, etc.
J’ai laissé Daniel faire un plan. Au cours d’une réunion au Centre Pompidou, tout le monde, devant la maquette, a dit : ce n’est pas possible. La première raison invoquée était que c’était trop cher car il fallait construire des murs. La deuxième était liée aux conditions de sécurité et de fonctionnement du Centre. Je leur ai donc demandé de nous donner leurs contraintes avec précision, en leur disant que l’artiste adorait les contraintes. Nous avons alors vu s’effondrer le système car nous nous sommes rendus compte que la réglementation était aléatoire et interprétable.

Catherine Francblin : Daniel, de quoi rêves-tu ? J’ai lu par exemple, que tu rêvais que des gens se servent réellement de tes cabanes, comme d’une pergola, par exemple.

Daniel Buren : C’est toujours très ambivalent. Pour un ami collectionneur à Paris, j’ai fait un store de restaurant avec du tissu rayé. Simplement, j’ai fait un petit travail dessus de sorte que ce store n’était pas tout à fait un store comme un autre. Ce store était à 50% utilitaire et à 50% une oeuvre de son ami Daniel Buren. Pour les gens qui venaient au restaurant 99% voyaient juste un store. Il y a donc plusieurs possibilités de lecture. A ma connaissance, il n’existe qu’un seul collectionneur ayant acheté une cabane. Certains musées en possèdent une ou deux, mais les collectionneurs privés n’en veulent pas; ils doivent penser que cela prend une place énorme, ce qui est une fausse excuse dans la mesure où tout rentre dans les appartements de collectionneurs. La cabane pourrait en effet être utilisée comme une chose faisant partie de la vie.

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Intervenants

Patrick Bouchain

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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