Évènement

Gérard Collin-Thiébaut

Mardi 12 mars 2002 à 19h

Lieu de résidence et d’exposition, le Centre national de l’estampe et de l’art imprimé (Cneai), installé à Chatou, a révolutionné la conception de l’estampe, du multiple et du livre d’artiste en développant avec les meilleurs artistes d’aujourd’hui un remarquable programme de production et de diffusion d’oeuvres d’art originales relevant de l’imprimé.

Qu’il s’agisse du papier peint imaginé par Claude Closky, des gravures de Derain reproduites par Gérard Collin-Thiébaut, des dessins de nuit exécutés par Cameron Jamie, des photographies trouvées rassemblées par Hans-Peter Feldman, toutes les oeuvres réalisées ici témoignent d’une réflexion nouvelle sur le statut de l’oeuvre d’art.
Si, dans le passé, l’estampe ne servait qu’à diffuser plus largement l’image d’une peinture, faisant en quelque sorte office de «copie», il n’en est plus de même depuis les années soixante. A la faveur d’un intérêt renouvelé des artistes pour l’art populaire, pour une relation directe au public, pour l’édition, les media «pauvres» (comme le papier) et l’ élargissement de la diffusion des oeuvres, beaucoup d’artistes actuels, en effet, réinvestissent le champ de l’art imprimé pour donner naissance à des oeuvres à part entière, d’une totale originalité.
Outre Sylvie Boulanger, directrice du cneai, Catherine Francblin a invité un artiste discret, dont l’oeuvre, minutieuse et incisive, compte parmi les plus pertinentes de la scène française: Gérard Collin-Thiébaut. Créateur d’oeuvres d’art distribuées sous la forme de cartes postales ou de tickets de tramway ou de parking, Gérard Collin-Thiébaut expliquera avec son humour habituel pourquoi il pourrait se définir lui-même comme un «éditeur».

CF:
J’ai invité Gérard Collin-Thiébaut dont le travail développe une réflexion approfondie sur la question de l’oeuvre imprimée.
C’est avec lui que nous commencerons le débat car son oeuvre, une des plus stimulantes de ces 20 dernières années, témoigne, de façon exemplaire, de la place centrale que prend aujourd’hui dans l’art contemporain les procédés d’impression.
Son oeuvre est remarquable par son caractère industrieux et érudit. Gérard Collin-Thiébaut a produit énormément, et son oeuvre reste homogène tout en étant diverse; elle entre parfaitement en résonance avec l’ère contemporaine.
Pour Gérard Collin-Thiébaut, l’obligation de reproduction, liée à l’art imprimé, est fondamentale: pour lui, c’est ce qui fait l’intérêt d’être artiste aujourd’hui. Son intérêt pour l’image se fonde sur un intérêt pour son époque, pour notre société qui abreuve le monde d’images.

GCT:
C’est cela. J’aime reproduire les oeuvres des autres, j’aime «tromper». Cette époque me turlupine, la perte de l’original me réjouit et m’intéresse, mais en même temps j’éprouve le manque d’un monde perdu; je me mets donc à recopier à la main des textes déjà imprimés; je l’ai fait avec «L’éducation sentimentale» de Flaubert: je pars de l’oeuvre éditée et je l’écris à la main; de l’édition, je passe à l’original. Je mets un temps énorme pour faire une chose somme toute ridicule. Mais j’ai besoin de le faire.

CF:
Vous vous réappropiez les choses et il se passe alors quelque chose. Quand vous reproduisez une oeuvre, vous le faites sur un nouveau support; il y a donc une translation, un transfert.
En transférant des oeuvres anciennes sur un nouveau support,elles deviennent actuelles.

CGT:
Ça permet en effet une relecture. Qui va voir Poussin? Peu de gens. Or, si j’intègre Poussin sur un ticket de bus, cela transporte l’oeuvre, et elle devient accesible.
Sur ces diapos, figurent différents supports que j’ai utilisés:
Parmi eux, un ticket d’horodateur: c’est un objet absolument unique: il indique un prix unique, une heure précise, c’est beaucoup plus unique qu’une signature d’artiste. Et j’ai voulu donner la possibilité de se procurer une oeuvre encore plus unique: le collectionneur pouvait obtenir un ticket d’horodateur sur lequel ses initiales étaient perforées dès lors qu’il achetait le ticket en le payant cent fois son prix. L’oeuvre sortait réellement de l’horodateur: en assemblant plusieurs tickets d’horodateurs on pouvait obtenir un tableau célèbre comme «L’Ascension du Christ».

CF:
On pouvait donc ne rien acheter. Il suffisait de garer sa voiture, et avec les tickets d’horodateur on pouvait reconstituer une oeuvre d’art…

GCT
Autre support: les carnets d’images, qui étaient des carnets de timbres. J’ai réalisé ces images à partir de photographies en dessinant des personnages du milieu de l’art: Restany, Templon, des artistes, etc. Dans ce cas, il ne s’agit pas de la réappropriation d’oeuvres d’autres artistes.
Autre support: des tickets du métro de Grenoble sur lesquels sont reproduites des oeuvres que l’on peut retrouver au musée de Grenoble.
Autre support: la Carte Piafsur laquelle j’ai reproduit les places où ont été construits des parkings. Puis les silhouettes des hommes qui ont construit ces parkings.
Si je n’avais pas utilisé mes images sur ces cartes, on y aurait fait figurer les blasons des villes, ou une publicité. Je réintroduis donc de l’art dans un espace public. En intervenant sur les cartes, je leur redonne un sens.

CF:
Pourquoi choisissez-vous de montrer vos images sur ce type de support au lieu de faire un accrochage dans les musées?

GCT:
J’aime beaucoup ces supports car ils représentent un échange direct avec les gens. Ils les touchent au moment et à l’endroit où ils s’y attendent le moins. Quand on va dans un musée, on est préparé à voir de l’art; on voit ce que l’on veut voir. J’essaye de prendre les gens au dépourvu. Un ticket de tramway par exemple, on peut le retourner, le toucher, le regarder. C’est comme si j’agissais en effectuant une erreur de catégorie.

CF:
Sylvie Boulanger, pour quelle raison avez-vous choisi d’exposer au centre national de l’estampe et de l’art imprimé, que vous dirigez, le travail de Gérard Collin-Thiébaut ?

SB:
C’est en effet la première exposition du CNEAIque j’ai réalisée pour inaugurer le thème de l’estampe. Quand je suis arrivée, une exposition sur les gravures fauves était déjà programmée au motif que le lieu avait été habité par Derain entre 1905 et 1906. Nous avons donc invité Gérard Collin-Thiébaut à faire ce qu’il y a de plus bête, copier. Nous voulions copier une exposition du début du siècle, et demander à Gérard Colin-Thiébaut de reproduire des oeuvres de Derain. Copier semble effectivement être la chose la plus simple. Mais Gérard Collin-Thiébaut est modeste: il a reproduit les oeuvres de Derain, sans se les «réappropier». Je crois qu’il n’aime pas ce terme.

GCT:
Je ne suis pas contre ce terme, mais je le comprends mal, puisque je considère que tout artiste crée en s’appropriant le travail des autres.
Concernant cette exposition, le centre disposait d’une presse assez conséquente et il m’a paru intéressant de se poser la question de ce qu’on pouvait voir en gravure de Derain aujourd’hui. En cherchant, j’ai trouvé un livre de Gallimard. Je suis alors parti de ce livre de poche que j’ai numérisé pour en tirer des gravures de 1m30. On a forcé la gravure, d’où la pixellisation. Puis j’ai inversé: ce qui était blanc est devenu noir et inversement.
J’ai beaucoup de tendresse pour Derain tout en le critiquant, car c’est quelqu’un qui a eu peur de sa modernitéet a préféré faire marche arrière. Je parle de cette dualitédans le texte que j’ai rédigé pour l’exposition et qu’on pouvait lire sur un powerbook (ensuite, ce texte a été imprimé et c’est devenu le catalogue de l’exposition). Le titre de l’exposition, «Derain en noir et en blanc»,rend compte de cette double nature de Derain.

CF
L’intervention du texte dans cette exposition est très intéressante. On peut lire ce texte comme un manifeste de Gérard Collin-Thiébaut sur l’art.

GCT
Oui, avec néanmoins beaucoup de tendresse pour Derain . Je lui reproche de ne pas avoir suivi son époque, de ne pas avoir osé quelque chose qui l’aurait mis en contact direct avec son époque. Il a eu peur de tomber.

CF
Derain a mis toute son énergie à défendre les valeurs de la tradition, le métier, etc.– ce que vous ne faites pas puisqu’au contraire vous pratiquez beaucoup de métiers différents, y compris celui d’éditeur. Vous avez en effet créé une maison d’édition fictive: Clara Wood-édition-diffusion.

GCT:
C’est une fausse maison d’édition, elle n’est pas inscrite au registre du Commerce; ça ne m’intéressait pas de créer une vraie entreprise; je voulais être dans le vent en répondant «à la manière de». Cette maison d’édition sert à distribuer, à faire des choses sous un autre nom, à se débarrasser de soi-même, de son propre nom. Je veux déjouer la notion de droits d’auteur pour poser des questions.

CF
Sylvie, vous avez inauguré au CNEAI, le week-end dernier, une exposition d’Anne Frémy. Il me semble qu’elle aussi met en question, à travers ses oeuvres, la notion de droits d’auteur.

SB
L’exposition d’Anne Frémy présente assez peu de productions d’objets, il n’y a que des images et il n’y a rien à voir. En gros: elle a collé au mur des images originales qu’elle a découpées dans les journaux. On est donc déjà dans le «ceci n’a pas de valeur d’objet» mais une valeur de message, l’oeuvre n’a plus valeur d’objet dans le sens du marché de l’art. Ce qui a de la valeur, pour Anne, c’est de désigner ces images. Elle présente par exemple une série d’images découpées dans des publicités de presse qui utilisent toutes le thème de l’horizon; elle a isolé cette série et l’a collée au mur: c’est une désignation de ce motif, qui n’a pas créé un objet d’art.
On peut dire qu’il y a trois économies dans l’art: l’économie de l’objet (marché de l’art), le marché du spectacle (les installations ), et le marché du message, de l’information (l’art imprimé, l’estampe).

GCT:
Concernant la diapo que vous voyez présentant des petits soldats, j’ai eu l’idée dans les années 87 de reproduire des artistes en petits soldats; les artistes vivants y sont représentés par des fantassins, les artistes morts par des cavaliers. En fait, je me suis basé sur l’imagerie populaire de la région de Strasbourgqui met en scène les soldats de l’armée Napoléonienne.

CF:
Quel est le but de ce type d’édition? D’en faire un objet accessible, de dévaluer la notion d’oeuvre d’art, de lui conférer un nouveau statut?

GCT:
Le but, c’est de trouver de nouvelles solutions, de questionner. Pour parler des artistes, j’avais envie de revenir au jeu, au côté désuet. Je ne voyais la possibilité de faire le portrait des artistes d’aujourd’hui que comme ça: en carton et sérigraphié.
L’unique ne m’intéressepas : si je peux en faire 10 000 exemplaires, c’est beaucoup mieux.

SB:
En fait, nous sommes dans une utopie de la générosité. Je ne crois que les artistes avec lesquels nous travaillons aient une réelle volonté de toucher le plus de monde possible. Au moment de la conception, ils n’intègrent pas la dimension de la reproduction. Un livre d’artiste, tiré à mille exemplaires,a une durée de vie de 10 ans; à l’issue de ces 10 années, on ne parvient plus à le trouver. L’oeuvre unique, elle, sera beaucoup plus vue, car on pourra toujours la retrouver. Donc une image imprimée n’est pas forcément plus vue.
En revanche, quand l’artiste décide de faire une édition, c’est qu’il ne veut pas s’investir dans la création d’un objet. Le choix de la copie, de la reproduction est une façon de ne pas conclure, de ne pas signer, car on conclue un tableau en le signant. Dans le domaine de l’art imprimé, il n’y a pas de signature et pas de limitation de tirage.

CF
Comment choisissez-vous les artistes qui exposent dans votre centre d’art?

SB
Je m’intéresse aux artistes qui travaillent dans la désignation et l’insert. L’objet n’est pas conclu, la forme n’est pas figée. L’objet n’est pas fétichisé.
Ce qui est passionnant, c’est d’étudier ce moment de basculement dans le processus de création de l’artiste: «il va quand même falloir faire un objet».

CF
Gérard quel reproche fais-tu à l’oeuvre unique?

GCT:
C’est quelque chose qui m’intéresse peu: quand je recopie à la main, je produis une oeuvre unique mais cela constitue toujours une mise en question de la notion d’oeuvre unique

SB
Voici des images d’expositions qui ont eu lieu au CNEAI.
Là vous voyez une pièce de François Curlet annonçant son refus définitif de participer à une expositon organisée par la Caisse des Dépôts: la pièce est un échange de fax avec la Caisse des Dépôts.
Closky se réapproprie les phrases publicitaires utilisant les mots art et culture. Le travail de Closky intègre complètement la notion d’édition, mais il est du côté de l’oeuvre: il se réapproprie entièrementles images. Il part d’un motif. Anne Frémy elle, est dans la pure désignation de l’image.
Contrairement à ce qu’on dit, il y a de moins en moins d’images: ce que l’on voit ce sont des images univoques, utilitaires, destinées à vendre. On est environné de visuels, et non pas d’images. Nous travaillons très loin de la notion d’estampe telle qu’on l’entendait au 19ème. Nous revenons plutôt au Moyen-Age, où l’estampe était uniquement un média, un message: les gravures sur bois, par exemple, n’étaient pas signées. Puis on a exigé d’aller vers la série limitée, vers la signature pour que l’estampe devienne une oeuvre d’art et qu’elle soit de plus en plus valorisée.

CF
Est-ce quele but poursuivi par les artistes aujourd’hui est, comme au Moyen-Age, d’utiliser l’image pour diffuser de la connaissance? Diriez-vous qu’à nouveau l’image sert à quelque chose; à nouveau elle devient importante pour les artistes.

SB
Mon avis est que les images désignées par les artistes servent à apporter des réponses à leurs propres questions; ils cherchent leurs propres réponses. La chose la plus puissante qui puisse être véhiculée dans la diffusion d’une image, c’est cette exemplarité à avoir su désigner, exploiter, une des images qui nous entourent pour avancer soi-même. Cette exemplarité consiste à exprimer sa propre singularité dans le choix d’une image. Une image désignée par un artiste est une archive contemporaine du monde présent.

CF:
S’agit-il de montrer des imagesdans l’optique d’une critique de la société d’imagesdans laquelle nous vivons ?

GCT:
Oui certainement, je l’espère. Mais c’est plus compliqué que ça. On fait les choses car on sent qu’on doit les faire, mais tout se mélange. Quand j’ai fait les tickets de Strasbourg, j’avais pris comme modèle Jean-Philippe Oberlin un pasteur qui avait inventé une toute nouvelle manière pédagogique: selon lui, il fallait classer et collectionner pour apprendre. Mes tickets étaient basés sur ce principe-là.
Je collecte tout ce qui m’entoure. C’est ce que j’appelle «mes oisivetés». Par exemple, je collecte les sacs plastiques depuis près de 30 ans; pas pour les montrer mais parce qu’ils portent une mémoire.

CF
Comment considérez-vous les inserts que Gérard Collin-Thiébaut et d’autres ont réalisés dans la presse? S’agit-il de mettre le public directement en relation avec l’oeuvre?

SB
Oui, c’est la possiblité de réaliser une rencontre entre l’oeuvre et un public non préparé.
On a créé un public de l’exposition: quand quelqu’un entre dans une galerie, il revêt le masque d’un parfait visiteur. Ce code de comportement est très nocif. Avec les inserts, on change de mode de lecture; tout à coup on est dérangé par quelque chose qui nécessite une autre forme de lecture. J’adore les livres d’artistes pour cette raison: ils introduisent à un mode de lecture qui réfute l’idée d’oeuvre sacralisée.

Intervenants

Sylvie Boulanger

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

Prochainement