Évènement

Jean-Luc Moulène

Lundi 3 décembre 2001 à 19h

Autour du thème de l’Utopie, Catherine Francblin invite Jean-Luc Moulène pour une discussion sur la photographie.

Beaucoup d’artistes pratiquent aujourd’hui la photographie comme une forme d’art, mais peu l’utilisent, à l’instar de Jean-Luc Moulène, comme un instrument de décryptage et de connaissance du visible. Mais si la photgraphie est instruement de mesure, quelle est la place donnée à l’auteur ?
Prenant pour exemple l’image des Twin Towers le 11 septembre à New York, Jean-Luc Moulène exposera sa conception originale de la photographie. Il expliquera notamment pourquoi, selon lui, la photo doit désormais « sortir du champ de l’art »…

C.Francblin :
« La photographie aujourd’hui est un médium que l’on utilise de plus en plus: de plus en plus de gens exposent de la photographie, souvent de bonne qualité, de grand format, cependant cette abondance de photos est plutôt décevante. On utilise un médium qui paraît extrémement facile, mais qui est beaucoup plus délicat que ce qu’il en a l’air.
On a l’impression qu’il y a, avec la photographie, un problème de pertinence. J’aime cette phrase de mon ami Bertrand Lavier: «la photographie, c’est toujours bien». En effet, la photographie peut toujours produire «quelque chose», mais est-ce toujours vraiment intéressant? Qu’est-ce que la photo a à dire? Les artistes sont victimes de cette apparente facilité, immédiateté.
Devant ce constat un peu pessimiste, je suis contente de pouvoir parler avec un artiste qui pratique au contraire la photographie avec une grande rigueur et sait ne faire des photos quen lorsqu’il lui apparaît nécessaire d’en faire. «La photo instrument de mesure»: tel est le titre de cette séance. Un titre auquel j’ai pensé après avoir lu un texte d’André Gunthertqui positionnait la photographie en opposition avec la photographie plasticienne; il définissait la photographie comme un outil de décryptage du réel; comme un outil de précision, un instrument de mesure. »

Moulène:
« Cela fait écho à la conception d’Arago qui rappelle que la photographie va être un outil d’astronomie: ça va être la première fois que, par le calcul de l’intensité lumineuse, on va pouvoir mesurer des distances. On peut ainsi légitimer la photographie en tant qu’outil:la photographie va nous renseigner hors d’elle- même. »

C:
La mesure est un terme qui renvoie aussi à une sorte de tempérance, à une prise de distance. Pour Moulène, la photographie a donné le meilleur d’elle-même dans la photographie appliquée. C’est un discours que l’on n’entend pas tropaujourd’hui, où les photographes n’ont d’autre objectif que d’appartenir au monde de l’art. Dans cette situation particulière, on aurait envie que la photographie prenne un peu ses distances par rapport au champ de l’art.

M:
Pourquoi la photo est-elle dans cette position? Est-elle entrée dans le champ de l’art ou a-t-elle obligé le monde de l’art à se déplacer vers elle? L’art a-t-il bien pris la mesure de tout le déplacement qu’il a à effectuer? Quand elle est apparue, la photographie a pris en charge l’ensemble de fonctions de l’image traditionnnelle, c’est-à-dire la tradition iconique ainsi que la tradition de la représentation. D’un seul coup, l’ensemble des raisons d’être de l’art sont mises à mal. Je me pose donc la question de la nécessité de l’art au sein d’un contexte photographique: je n’ai pas du tout envie d’aller vers l’art. J’attends de l’art qu’il se déplace là où les choses se passent réellement.
Au 19è siecle, l’art est une question de singularité individuelle, une question d’expression: or, la technique photo est un moyen mécanique, il est plus question d’enregistrement que d’expression et la photo semble tout à fait industrielle et non artisanale. La photo, essentiellement, n’est pas donc pas singulière; l’essentiel de ce qui faisait travailler les artistes disparaît avec la photo. Quand Baudelaire nous explique que le photographe n’est pas un artiste, mais un ouvrier au service d’une machine, c’est vrai. Cependant, pour moi, l’ouvrier est essentiel.

C:
Est-ce qu’il y a incompatibilité, pour toi, entre la technique et l’individu, entre la machine et le regard personnel? Tu parles d’enregistrement: il n’y a pas d’enregistrement innocent.

M:
L’enregistrement est innocent, c’est l’usage qu’on en fait qui ne l’est pas.
La photographie est capable d’enregistrer le réel avec la précision dont rêvait la peinture, mais par là-même, elle détruit ce rêve puisqu’elle le rend accessible.

C:
A propos de cet enregistrement automatique, tu posais une question sur les photos des Twin Towers à New York : qui en est l’auteur ?

M:
Dans quelques années, il y aura un droit à payer sur ces images, et ce ne sera pas le copyright Ben Laden, mais le copyright américian. Ce ne sont pourtant pas les images qui ont été produites, mais l’évènement. Et c’est bien l’événement qui a été enregistré.
Tout peut donner lieu à photographie. Le problème de la photo c’est qu’elle n’est pas un problème: ce qui pose problème c’est ce à quoi elle s’applique et ce à quoi elle sert.
Comment la photographie, au sein de l’art, a-t-elle trouvé un statut? L’application au champ de l’art nous importe-t-elle plus que l’application dans les autres champs, comme la publicité, l’industrie, etc….?

C:
J’ai rassemblé trois séries d’imagespour présenter ton travail. Tu t’es d’abord intéressé à la publicité, au travers de ton expérience chez Thomson, qui t’avait appris que la fabrication d’une image de marque est un travail d’une haute précision. Ton travail a consisté à appliquer cette même précision à des «produits», mais sans utiliser cette précision pour produire, comme la publicité, un réflexe d’achat.

M:
Le premier travail que j’ai présenté était un arpentage de l’ensemble des pratiques appliquées de la photographie: de la photo de famille à l’image de marque, quelles sont les pratiques? Essayons de les pratiquer toutes et on aura un panorama de la photographie: là, on s’aperçoit que les applications ne s’assemblent pas.
La photographie est un médium industriel. On est dans le domaine de la série à l’identique. Comment a-t-on dérivé vers des variations autour d’une thématique comme si l’on voulait cerner quelque chose qui nous échappe? En fait, les pratiques photographiques cherchaient à convaincre. Par conséquent, on ne pouvait traiter que des sujets constitués, d’où des thématiques: «Homme marchant dans la ville», «Les reflets de Venise»,etc : c’est notre fond d’imaginaire: comment réagir alors à cette masse informe qu’est la photographie?

C:
Parmi ces photos de produits, on voit icile paquet de Gauloises. Cette photo est emblématique de ton travail à la jonction du minimalisme et de la volonté scientifique. La précision du publicitaire bascule sur autre chosede l’ordre de la poésie.

M:
La pub ne fonctionne jamais sous forme de série. On ne présente jamais la gamme complètepour ne pas donner le choix au consommateur. Ce sont des pratiques de la photo appliquée. Il y a une seconde mise en forme des produits dans cette photo: j’ai voulu regarder ces produits comme des objets, étudier leur volume, leur couleur, etc. et les classifier. J’ai donc aligné les paquets en fonction de ces deux critères : format et couleur. C’est dans la tradition de l’art concret.
J’ai aussi voulu créer des images hors-format, sans format préétabli. Puisque le format n’avait pas d’importance, j’ai décidé de faire le plus grand possible : 4×3 mètres. De cette façon, l’objet-oeuvre disparaît, l’image devient mur.
On se situe ici dans le cadre d’une affiche, c’est-à-dire dans le cadre du produit et non pas du tableau. Avec Vincent Labaume, on a forgé une sorte de concept: un tableau est un objet mobilier qui contient une image, laquelle peut être peinte, photographiée. Le tableau appartient à l’histoire de l’art, la pire: c’est quelque chose qu’on va finalement considérer comme un meuble. Cette conception s’est épanouie dans les 80’s où elle a permis à la photographie, sous la forme de pièces uniques, de s’insérer dans le marché de la peinture. Ainsi, avec Labaume, on a forgé un autre type de concept lié à la forme, appelé les «formes manifestes»: insérer dans le monde de l’art la variété des formes actuelles, puisqu’il y en a partout: les affiches, les bouquins, les porte-clés, etc.

C:
L’affiche est un produit éphémère, consommable, lié aux médias de masse. Peut-on dire qu’elle est au tableau ce que le produit est à l’objet?

M:
Oui, absolument.

C:
Voici une autre image qui s’appelle «paysages» . Il s’agit des sacs de divers lieux repérables dans notre univers: la Fnac, le Monoprix, le BHV.

M:
C’est en effet une forme de paysage urbain. Le paysage est un terme propre à la peinture. Est-ce qu’il y a du paysage hors de la peinture? Pas sûr. Cette photo montre un paysage parisien qui représente — dans la tradition du paysage qui consiste à fabriquer quelque chose d’entier — les principales fonctions humaines. Se nourrir, travailler, s’habiller et se cultiver sont en effet réunis dans ces trois logos. C’est aussi une digression sur les harmoniques industrielles: les mots BHV et FNAC sont de la même hauteur, et inscrits strictement dans la même pente.
Et il y a également un rapport au corpsqui est très manifeste : on a trois types de poignées qui proposent trois types de rapport au corps: la poignée Fnac pousse le corps à s’intégrer au sac, la poignée est interne au produit contrairement à celle du Monoprix: le corps devient fonction du produit.
Mon but avec ce travail c’est de donner la possibilité à ces objets de consommation de devenir des icônes de l’économie, une incarnation de l’économie, une visibilité du pouvoir.
La communication est selon moi une discipline fille de l’art.

C
Ces photographies changent totalement le regard qu’on porte sur les objets..

M
Avec ces bouteilles couchées (Les vaisseaux verseurs), on n’est plus dans une gamme de produits, on est dans la communauté assemblée. Il y a des points de contact, des points de tangence. Tous les éléments sont mis en place:
Matiere est magique, c’est quoi cette obsession de la propreté de la pureté?
Je repère des niveaux de réflexion, et j’essaye de les restituer sur une photographie en les condensant au maximum. Lorsque le spectateur la regarde, il «déplie» la photographie, il l’ouvre.

C
Dans la série des «produits» tu photographies des articles de supermarché comme une nature morte:

M
J’ai remarqué que les boîtes de jus de fruits du supermarché sont toutes illustrées par des natures mortes. Donc ce que je photographie n’est pas une nature morte, c’est un jus.
Le modèle de cette composition est l’analyse d’une gamme de produits de jus de fruits allemands. J’ai enlevé intégralement le texte vantant les qualités du jus de fruits.
Qu’est-ce-que l’image de marque? Qu’est-qu’une image contemporaine? Ici, j’ai réalisé une image de marque sans la marque. J’ai acheté le produit, gommé la marque pour que le produit devienne de la matière plastique pure.

C

Et cette photo de jardin: je suis étonnée qu’elle fasse partie de la série des produits. Est-ce que ça signifie qu’on est environné de produits?

M
En observant la rhétorique de l’image publique, on distingue trois éléments: un passeur, qui sert d’identifiant au produit, quelqu’un qui permet la projection identificatoire, le produit et toujours le décor: il est la promesse faite à celui qui s’identifie, du décor qu’il obtiendra en consommant le produit: c’est donc la promesse de l’utopie. Le paysage que j’ai photographié est donc un décor d’utopie: l’élément qui fait signe, c’est le pommier.

C
Une vue de ton exposition en 1997 qui montre le mode de présentation. Il s’agit d’affiches format abri-bus. Tu voulais créer une sorte de couloir de métro, illustré par le jaune du mur. On est dans une tout autre esthétique que celle du musée.

M
Je voulais délimiter l’espace avec la couleur. A un moment, on avait conscience de rentrer dans le jaune: on passait à un etat de stress, d’accélération tel qu’on arrivait au bout de l’expo en se disant «j’ai rien vu».
L’ensemble des prises de vue ne renvoie pas aux mêmes raisons d’être. Ces photos m’ont permis de me poser la question: qu’est-ce qui fait qu’un évènement devient information? Ce qui fait l’évènement comporte au moins une des trois variablessuivantes : un rapport à la force (brutalité animale, masculinité) ou un rapport à l’histoire, ou encore un rapport à la loi. Un évènement ne devient information, et donc image, que s’il contient un de ces trois éléments. Un oiseau qui traverse le ciel est un évènement et pourtant ça ne devient pas une information; mais s’il chie sur la tête du président, là c’est une information.

C
J’ai ici une série d’images sur le rapport au pouvoir: une photo des gens dans la rue en face du ministère des finances à Bercy, par exemple.

M:
Dans mes photos, les monuments parisiens comportent des scènes humaines, qui créent un conflit, entre la stature du monument et le mouvement des humains. Un monumentest une auto-représentation. Souvent j’essaye de me placer là où les images se font déjà: je ne cherche ni à rendre quelquechose, ni l’expression d’une singularité.

C:
Il s’agit à chaque fois de réexpérimenter l’objet: il faut que cet objet soit comme si on le voyait pour la première fois. Comment te situes-tu dans l’histoire de la photographie qui est très riche dans le domaine des photos de rue instantanées .

M
Il faut continuer, ne pas rester sur les visions urbaines des années 50, c’est impératif. La photo de rue est mon atelier, c’est là que je vois beaucoup d’éléments, en termes d’objets plastiques: on y voit beaucoup plus de choses que dans un musée, sauf que dans les musées les choses sont des réflexions sur l’existence, ce qui est rarement le cas dans la rue.
Les cadres traditionnels de la peinture qui etaient le nu, la nature morte, etc, ont explosé: beaucoup d’autres pratiques sont nées, mais elles n’ont pas éliminé les anciennes.
Pour moi un artiste c’est quelqu’un qui a une pratiqueet qui, ne parvenant pas à socialiser cette pratique de manière rentable, a recours à l’art. C’est parce que je n’aurais pas pu être photographe à Vogue que je le suis dans l’art.

C
Je finis avec deux photos de «nus». A travers ces clichés, tu refais l’expérience d’une confrontation au modèle.

M:
Grâce au cliché, tu mesures les distances, les écarts entre les personnes. Ici, je réinvente le nu en le plaçant dans position inhabituelle qui est caractéristique des gisants. Si la photo est instrument de mesure, elle mesure surtout votre anéantissement, votre destruction,elle permet la visibilité de notre fin. On trouve cela de moins en moins dans les musées; pourtant la dimension tragique de la photo est essentielle.

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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