Évènement

Renaud Auguste-Dormeuil Mages sous contrôle

Mardi 13 février 2007 à 19h

Renaud Auguste-Dormeuil a fait sensation l’hiver dernier au Palais de Tokyo avec ses cartographies du ciel tel qu’il se présentait la nuit précédant les bombardements historiques d’Hiroshima ou de Guernica. Que voulait dire l’artiste avec ces images et pourquoi nous invitait-il à associer ces vues paisibles à la guerre et à la violence ?
Toutes les photographies et les vidéos de Renaud Auguste-Dormeuil sont hantées par le sentiment d’une menace imminente. Mais pourquoi et, surtout, de quoi avons-nous peur quand nous les regardons ? De notre propre violence projetée ? Du contrôle de ceux qui nous surveillent ? De nos gouvernants ? Du pouvoir des images ? Des manipulateurs ? Autant de questions qu’il laisse volontairement en suspens et que Catherine Francblin aborde avec lui en compagnie de l’historien d’art Sébastien Pluot.

Catherine Francblin (CF) : Accompagnés de Sébastien Pluot (SP), nous allons parler du travail de Renaud Auguste Dormeuil (RAD) sous le titre « Images sous contrôle ». RAD est né en 1968, nous avons remarqué son travail récemment au Palais de Tokyo avec une série d’œuvres intitulées The Day Before – Star System qui figurent des vues du ciel la veille de grands bombardements comme ceux de Guernica, Londres, ou Bagdad. Ces vues n’ont rien de spectaculaire, elles sont d’une sérénité absolue, pourtant elles produisent un choc car elles évoquent sans les montrer des bombardements de population. Nous avons également remarqué le travail de RAD dans l’exposition « Ah les belles images », conçue par Hélène Chouteau avec d’autres œuvres qui traitent de la guerre de Joanna Hadjitomas et Kalil Joreige et Walid Raad, à la galerie in situ de Fabienne Leclerc.

On retrouve dans la série de cartes de RAD des thèmes récurrents de son travail, comme la paranoïa et la guerre. The Day Before est un travail qu’on ne peut pas regarder sans se représenter une image absente, celle du « Day after » – after bombing. Cette image de l’après que l’on imagine est celle que les militaires connaissaient au moment où ils ont lâché la bombe. La vision que nous avons du ciel est une partition entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas » ce qui va se passer. C’est aussi une partition entre deux moments du temps qui se touchent : un avant et un après le bombardement, mais qui, en même temps, sont extrêmement éloignés. Le travail de RAD se déplace souvent ainsi entre deux moments du temps : un moment ante-traumatique, et un moment post-traumatique qui n’est pas représenté, qui reste de l’ordre de l’invisible, de la projection mentale.

C’est un travail qui interroge ce que pourrait être un art politique, mais qui n’enferme pas la représentation dans l’image, dont on peut toujours dire, comme le rappelait J. Rancière qu’elle est fausse ou qu’elle ment. RAD joue d’un paradoxe, dans une société abreuvée d’images, il montre plutôt une absence d’image, comme dans le film Fin de représentation que nous venons de voir. L’un des points communs entre The Day Before et ce film est cette absence d’images des corps bombardés et l’absence du corps de cette femme recherchée par la police à l’origine du film. C’est la question de la disparition de l’image qui est posée. D’où vient ton intérêt pour cette question de la disparition ?

RAD : Dans Fin de représentation, l’idée était de partir non pas d’une image existante mais d’une histoire. À ce moment là, j’ai commencé à travailler sur l’histoire de la vidéo-surveillance et sur l’histoire de la présence de la surveillance. J’ai découvert l’histoire d’une terroriste de l’ancienne Allemagne de l’Est qui avait décidé d’entrer dans la clandestinité. Pour cela, elle avait récupéré chez ses proches et amis, toutes les photos récentes d’elle, afin de rendre impossible toute recherche de la police à partir de ses photos. Partant de cette idée, j’ai choisi une jeune fille du même âge, 27 ans, mais aujourd’hui et j’ai retrouvé toutes ses photos depuis sa naissance jusqu’à maintenant, ses photos de classes, celles prises dans sa famille, chez ses anciens petits copains. Grâce à un logiciel de création d’images j’ai simplement dessiné une silhouette noire au-dessus de cette jeune fille et je l’ai montée en vidéo. La séquence très courte, 3 secondes, permet d’éviter la perception des détails sociologiques de cette personne et de s’attacher uniquement à sa silhouette pour tenter de comprendre pourquoi on décide de disparaître dans un monde où, au contraire, beaucoup de gens cherchent à se met en scène avec des images comme celles qui prolifèrent sur des sites comme You tube. L’idée de ce projet était de travailler à faire disparaître les gens.

Lorsque j’étais encore étudiant à l’école des Beaux-Arts, je ne pouvais sortir de chez moi sans passer devant une caméra de surveillance. L’idée du projet sur la vidéo surveillance est d’aller chercher l’information là où tout le monde peut la trouver. En effet, l’un des principes de mon travail est que l’on peut travailler avec des documents et des informations accessibles à tous, sans jouer du côté secret et interdit. L’un des premiers projets sur lequel j’ai travaillé est le recensement de toutes les caméras de vidéo surveillance de mon quartier et des quartiers voisins pour constituer un fichier assez important des caméras de vidéo surveillance installées dans Paris.

Je ne suis pas dans un rapport de fascination à l’image sécuritaire, c’est-à-dire l’image produite par la télévision, le spectaculaire. Au contraire, j’essaie plutôt de représenter ce qui n’est pas spectaculaire : l’organisation de cette surveillance ou comment s’opère un mécanisme de surveillance et de coercition sociale. La question de la valeur plastique de ce recensement de caméra de vidéo surveillance s’est alors posée. Ma première réponse s’est appuyée sur les plans de la RATP qui indiquent les itinéraires des bus et leurs arrêts. J’ai repris tous les axes autorisés par la préfecture de Police pour les grandes manifestations dans Paris et j’ai recensé les caméras de surveillances qui y étaient installées, celles de la préfecture et les caméras privées.

La série Axe1, Axe2, Axe3, Axe 4 se compose des quatre axes les plus autorisés par la préfecture pour des questions de sécurité ou peut-être de surveillance. Ils étaient présentés sur de grands panneaux de 120 x 80 cm, portés comme pour les publicités d’hommes sandwichs. L’objet était donc conçu pour être fonctionnel dans l’espace public, pour être visible et donner l’information immédiatement.

CF : As-tu eu des problèmes avec la Police ?

RAD : Pour ce travail, j’ai une aide juridique. J’utilise exactement les mêmes systèmes juridiques que ceux de la Police afin de dévoiler quelque chose, sans me faire coincer. Je n’ai pas de problème de production dans ce travail mais de diffusion. Je peux rencontrer des difficultés si je diffuse gratuitement ces informations. Mais si je le fais dans le cadre d’une exposition où l’accès est restreint par une entrée payante, j’ai moins de problèmes d’autant que les informations diffusées sont accessibles à n’importe qui.

SP : Là où je vois une évolution cohérente dans ton travail et qui suit la mise en place des caméras de surveillance c’est qu’au départ elles étaient visibles et en en installant un certain nombre, elles deviennent invisibles. Finalement, l’injonction « vous êtes surveillés » faite à la population, n’a plus besoin de preuves.

RAD : La question qui se pose était comment rester un acteur anonyme tout en restant actif face à la caméra de vidéo surveillance. Avec ces caméras, le constat était simple : l’espace public est surveillé pour protéger vos biens privés. Ce qui compte, c’est de ne pas toucher au bien privé et de faire comprendre que vous êtes dans un espace de vidéo surveillance. Mon idée était d’inverser ce schéma et de montrer que l’espace public est en train de vous surveiller.

Après avoir recensé toutes les adresses des caméras de surveillance, je me suis amusé à référencer les plaques minéralogiques des voitures banalisées de la Police de Paris. Je les ai installées sur des majorettes, ces petites voitures blanches pour enfant. Celles-ci sont devenues, par référence au docteur Mabuse de Fritz Lang, des « Mabusettes ». Pour l’exposition, les voitures étaient disposées de sorte à reproduire la forme du logo de la préfecture de police. J’ai utilisé pour la première et dernière fois des caméras de surveillance pour retransmettre l’image de l’installation. J’avais demandé à ce que la galerie soit fermée et que les images filmées soient retransmises sur une télévision placée en vitrine. L’œuvre s’intitule Parc Automobile, la caméra était inclinée et l’image diffusée sur la télévision donne l’impression de montrer un parking. J’avais également demandé à ce que tous les jours la caméra soit déplacée pour révéler une nouvelle plaque minéralogique d’une voiture banalisée de la Police de Paris.

Le commissaire du troisième arrondissement, où avait lieu l’exposition, a voulu fermer l’exposition mais comme je ne diffusais pas l’information, il n’a pu intervenir. C’est toujours impressionnant quand on joue à ce genre de jeu de voir débarquer la police mais c’est aussi le principe, c’est une démonstration de force.

Toujours dans l’espace public, à l’occasion de l’exposition Hors limites à Beaubourg qui regroupait des artistes qui travaillaient hors des limites : Gordon, Orlan, etc, je me suis interrogé pour savoir comment faire une performance qui parle des limites de l’exposition. Je me suis placé devant une caméra de surveillance du Centre Pompidou, j’ai tracé au sol le champ de vue approximatif de la caméra. Je me suis positionné devant la caméra de vidéo surveillance et avec un miroir lui ai montré ce qu’elle ne voit pas, ce qu’elle n’est pas censée surveiller. D’où le titre Hors-champs, Hors limites, pour faire non seulement un autoportrait de la caméra de surveillance et lui montrer ce qui se passe derrière son champ de vision. Les services de sécurité du musée sont intervenus, j’ai terminé ma performance sans donner d’explication. J’ai ensuite adressé un courrier à François Barré, le directeur de l’époque pour l’informer qu’il était le seul propriétaire de l’œuvre, c’est-à-dire de ce que les caméras avaient filmé. J’aurai voulu récupérer le document filmé par la caméra de surveillance mais je ne l’ai évidemment jamais eu. J’ai juste la photo prise par un ami pour représenter cette action. Néanmoins, j’ai refait cette performance à Bourges où j’ai eu la chance de récupérer les documents.

Mabuse Paris Visit Tour est un tour en mini bus relatif à la vidéo surveillance qui se situe dans une description du mécanisme urbain de la vidéo surveillance. Il s’agit d’une visite dite touristique et historique de la vidéo surveillance à Paris. Un mini bus décoré aux couleurs du Groupe Réseau Mabuse Diffusion, part de l’ENSBA vers l’Assemblée Nationale où une conférencière décrit les lois en vigueur sur la vidéo surveillance, en 1996, avant que Charles Pasqua ne fasse passer ses lois sur la vidéo surveillance. Elle explique quels sont vos droits et vos devoirs quand vous êtes propriétaire d’une caméra de vidéo surveillance. Sur la place de la Concorde, elle présente de façon très précise mais toujours avec humour, l’une des caméras les plus insolites puisque, dans le socle de l’obélisque, il y a une caméra, qui est sans doute la plus filmée au monde, puisque chaque touriste ramène une photo de l’obélisque et donc de la caméra de surveillance dans son album photo. Ainsi de suite, on se déplace vers la Banque de France, le quartier de l’Horloge où les premières caméras de vidéo surveillance ont été installées jusqu’à la rue Cambon où se situe la concentration la plus importante de caméras de vidéo surveillance. On s’arrête également devant la caméra qui a filmé Dodi Al Fayed et Lady Di pour la dernière fois et dont les images ont fait le tour du monde. Un parallèle est fait sur la célébrité de cette caméra dont le travail a été diffusé dans le monde entier. A chaque étape on écoute le commentaire de la conférencière et on termine à la Préfecture de Police pour aller dans un bureau spécifique où l’on peut demander le recensement de toutes les caméras de surveillance de Paris. Lors des deux premières visites, on nous a répondu, mais la troisième fois, on nous a gentiment demandé de ne pas revenir.

J’ai remarqué une évolution sémantique dans le commerce de la surveillance. Avant on parlait de vidéo surveillance et un glissement sémantique s’est opéré en l’espace de cinq ans, on parle maintenant de vidéo sécurité.

SP : La surveillance désigne en effet quelque chose de précis alors que la sécurité est un concept général pour le bien général.

CF : Y a-t-il un aspect critique dans cette manière de présenter les points de vidéo surveillance ou est-ce une critique de la paranoïa de la société ?

SP : il ne me semble pas que RAD se situe sur un terrain qui consisterait à repérer chez ses concitoyens des comportements paranoïaques à l’égard des systèmes mis en place. Je crois qu’il désigne directement les émanations issues des structures de pouvoir, qui configurent des systèmes, mettent en place des réseaux, des organisations et régentent l’espace public, ou muséal, comme dans la Visite guidée à thème : Sécurité et Patrimoine.Contrairement à d’autres travaux qui se concentrent sur la manière dont des sujets peuvent réagir à des situations, le travail de RAD porte plus sur des principes de décryptage, d’analyse de ces codifications.

RAD : En préparant cette présentation, je me suis justement posé la question de mes références dans la fabrication de ces images et j’ai réalisé que je n’en avais pas tellement. J’ai compris que je n’avais pas pensé ces actions en termes de résultat mais en termes de faisabilité. Comme je le disais, je n’ai aucune fascination pour l’esthétique militaire ou sécuritaire, j’aurai plutôt une volonté de dénonciation car nous vivons dans une société qui fabrique des images de sécurité et de surveillance. L’idée première était d’évaluer l’énergie que met notre société à installer un état d’esprit de surveillance.

CF : Tu crées aussi de la paranoïa chez le spectateur de l’art qui marche tranquillement dans les rues et se met à avoir peur ou qui regarde le ciel avec inquiétude en se demandant si une bombe ne va pas lui tomber dessus.

SP : Généralement, les formes qu’empreinte RAD sont ironiques, comme dans le tour operator. Il ne présente pas de manière frontale une dangerosité particulière, on ne sera pas plus effrayé que par la présence des caméras.

RAD : L’idée est d’être dans l’ambiguïté par rapport à la présentation d’une œuvre et de placer le spectateur face au choix d’une position : soit dans un rapport d’engagement, où il est aidé pour avoir une meilleure visibilité de la réalité, soit, dans un système de reproduction où il fait exactement la même chose et devient policier. L’idée de ce travail, par la forme ironique, est d’amener à se demander où l’on se trouve.

Visite guidée à thème : Sécurité et Patrimoine est une commande faite par le CCC de Tours puis pour un Tokyorama au Palais de Tokyo. L’idée était de faire la visite d’un musée, non d’un point de vue artistique, mais par son système de sécurité. Grâce à un audio guide, le système de sécurité est décrit très précisément au visiteur, qu’il s’agisse du système de protection d’une œuvre, de la salle ou du public.

SP : La description minutieuse du système de sécurité nous conduit à une lecture du musée qui révèle que certaines œuvres sont plus surveillées que d’autres, que des dispositifs de sécurité sont attribués à certaines œuvres et pas à d’autres. Finalement, il s’agit d’une lecture de la manière dont le musée, par l’injonction des assurances, organise une mise en scène des œuvres selon le système de valeur du marché et non en fonction de la valeur esthétique qu’un conservateur peut attribuer à une œuvre. Cette manière d’édicter des systèmes, de structurer une organisation, d’identifier tous ces modes d’accomplissements et ensuite de donner une réponse biaisée, qui détruit la cohérence et qui décadre se retrouve souvent dans le travail de RAD.

Dans le rapport entre la caméra de surveillance de Beaubourg et le miroir (deux objets qui ont en commun de diffuser une image en direct), il s’agit à la fois de renvoyer une image du pouvoir à son propre regard et de décadrer, d’orienter hors-champs et biaiser un système voué à un cadrage et à une métrique parfaite. L’œuvre du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a confronté Renaud à la censure, laquelle n’a fait que révéler et accentuer la dimension subversive qu’il n’avait pas identifiée. À l’origine, il s’agissait d’une commande pour l’ouverture du Palais de Tokyo en 2001. Le principe était défini, ses paramètres bétonnés juridiquement. Au dernier moment, RAD a été obligé de retirer l’œuvre. Il me semble que cette histoire est à mettre en rapport avec le travail de Hans Haacke. En parallèle du travail développé sur la surveillance, se joue quelque chose qui a à voir avec la « critique institutionnelle » : je pense notamment à cette œuvre de Hans Haacke, Shapolsky Real Estate de 1971 qui avait été censurée par le Guggenheim. Alors que le travail de Haacke visait le fonctionnement d’un promoteur immobilier, l’institution s’est sentie mise en péril. La censure a révélé a quel point ces deux institutions partageaient des intérêts de pouvoir communs. A première vue, il semblait anodin d’écrire le protocole de sécurité d’une institution, mais cela a révélé des choses plus insidieuses. Une des particularités du travail de RAD consiste à aller pointer une chose qui va finalement en révéler d’autres.

CF : On repère effectivement cette méthode lorsqu’on parcourt les pièces de RAD. Les images du bombardement et des victimes justement ne se voient pas. Il modifie, déplace le cadrage et oriente la vision hors-champs. C’est ce qui arrive avec les images qui traitent plus directement de la guerre de sorte qu’on ne voit jamais la guerre. En ce sens, ton travail, Renaud, est extrêmement différent des travaux apparentés au document sur la guerre.

RAD : Je me préoccupe plutôt de la manière dont on fabrique des images et non de savoir comment on les traite après l’événement.

Pour le Contre-Projet Panopticon, je suis parti du principe que la surveillance par satellite se fait toujours en plan sur la surface de la terre et qu’on ne peut donc pas voir nos visages, j’ai réalisé la pièce Surveillance Panopticon qui consistait à installer des miroirs devant des fenêtres d’immeubles pour permettre aux satellites, par un système de réflexion, de prendre les gens de face. J’ai aussi réalisé le Contre-Projet Panopticon, dont le principe est de vous rendre invisible des satellites. L’idée de ce travail est de réfléchir sur le pouvoir de celui qui présente les images et de celui qui les fabrique. Je suis dans un rapport quasi physique entre ceux, comme certaines armées, qui ont le pouvoir de filmer d’en haut et ceux qui n’ont pas accès à ces images. Or, on dit souvent que celui qui a la maîtrise du ciel va gagner la guerre.

CF : C’est une fois de plus une histoire de disparition.

SP : Dans certaines pièces, tu laisses supposer la présence et l’existence d’un personnage, une espèce de figure, un peu paranoïaque qui aurait mis en place une stratégie d’esquive et de camouflage. Cette pièce me semble assez emblématique de cette démarche. Elle souligne également une disproportion entre l’invisibilité de la surveillance High Tech du ciel et la riposte qui est très low Tech. Ce n’est pas un hasard si le vélo choisi est extrêmement simple et si le prototype est très éloigné d’un principe d’invisibilité. Cette disproportion entre une technologie, très avancée et invisible, et une autre, très visible et Low Tech, est une autre caractéristique du travail de RAD.

RAD : Dans ce type de pièce je pense toujours à la faisabilité et j’essaie de réquisitionner des savoirs à des fins politiques.

Le projet Code International Sol/Air s’appuie encore sur des informations accessibles à tous, je les ai prises dans le Quid. Il s’agit de codes, que les aviateurs apprennent lorsqu’ils passent leur diplôme, qui permettent de communiquer après un crash, de la terre jusqu’au ciel, sans radio. Ce sont des signes simples, des croix, des chevrons, à la fois civils et militaires. Le principe du projet était de construire des parterres de fleurs, comme ceux disposés à l’entrée des villages, de les placer dans un axe de passage d’avions et d’adresser, avec des fleurs, des messages que seuls, a priori, les aviateurs peuvent comprendre. À chaque fois que j’ai présenté ce projet, j’ai choisi le « besoin arme et munition » représenté par le double chevron.

J’ai commencé à travailler sur les images de guerre en regardant le conflit en ex Yougoslavie. Je me suis rappelé avoir demandé à mes grands-parents quelle avait été leur réaction face à la déportation, pendant la guerre, et ils m’avaient répondu : « on ne savait pas ». J’ai alors pensé que je ne pourrai justement pas dire à mes enfants que je ne savais pas. En regardant les images de la guerre en ex Yougoslavie, assis dans mon sofa, je me suis dis que cela ne servait pas à grand chose.

J’ai alors commencé la vidéo 5 minutes pour rassembler l’essentiel qui dresse le portrait, en plan continu, d’une dizaine de personnes chez qui je me suis présenté en leur disant « vous avez 5 minutes pour partir de chez vous, dans 5 minutes, vous ne pourrez plus jamais revenir, qu’est-ce que vous emportez ». La lecture de cette vidéo par les spectateurs est intéressante. J’ai remarqué que les gens trouvaient la première vidéo plutôt rigolote. Pour la seconde, ils se demandent ce qu’ils auraient pris eux-mêmes et ce n’est qu’à la troisième vidéo qu’ils se posent la question : pourquoi je n’ai que 5 minutes pour partir de chez moi. Cette vidéo suggère en plus que quelqu’un vous ordonne de partir.

CF : Dans cette vidéo tu passes par la fiction, est-ce que ces personnages étaient stressés, jouaient un rôle ?

RAD : Ce qui est étonnant c’est que, parmi les personnes filmées, plusieurs avaient une histoire avec l’exode : le départ de ses parents d’Algérie ou des grands-parents qui avaient dû quitter leur domicile pendant la seconde guerre mondiale. Je me suis rendu compte qu’il y avait une mémoire collective de la guerre, au-delà de la mémoire télévisuelle de la génération qui n’a pas connu la guerre, et une mémoire vécue de la guerre.

Dans cette vidéo, j’essaie de laisser la possibilité d’imaginer ce qui va se passer. Mon désir est de suggérer du possible. Il n’y a pas de narration, ce n’est pas réellement une fiction, mais un état de fait. Dans un rapport à la mémoire, les gens ont surtout choisi des livres, des photos.

J’ai choisi le statut de l’artiste qui reste dans l’atelier et fabrique des images qui vont témoigner d’un événement.

Je vous présente maintenant le projet photographique Lock« Lock » est un terme militaire qui signifie qu’une cible est repérée et qu’elle est dans le viseur. Toutes les infanteries occidentales sont équipées de fusils à pointeurs lasers. L’idée du projet était d’installer un pointeur laser sur mon appareil photo et de photographier ainsi des scènes dans Paris, où personne ne tire, mais le pointeur laser indique qu’il y a un danger, une menace. Ce qui m’intéresse dans ces photographies c’est que le spectateur ne sait pas s’il est un simple témoin ou s’il est dans la position du tireur. Pour ce projet, j’ai pensé à Capa qui expliquait que le champ de netteté d’un appareil photo était à peu près proportionnel à la possibilité de se faire tirer dessus.

Hôtel des transmissions est une installation vidéo, toujours en rapport avec l’idée de la fabrication des images. En regardant les images de guerre depuis mon poste de télévision, je me suis aperçu que toutes les grandes chaînes s’installent au même endroit sur les lieux de conflits afin de retransmettre, dans les meilleures conditions possibles, les images de guerre. Les journalistes sont pour des raisons de sécurité, sur la même terrasse d’hôtel, comme le Palestine à Bagdad et ils se distribuent les fuseaux horaires de passage télé. Suite à ce constat, je me suis demandé s’il n’existait pas une forme d’extraterritorialité médiatique. Le principe du projet était de reproduire ce constat en Europe. J’ai donc choisi les plus belles terrasses d’hôtels des grandes capitales européennes et – pour permettre aux journalistes de retrouver les bâtiments- j’ai recensé les sites susceptibles d’être bombardés dans les premières heures d’un conflit.

SP : Dans le travail de RAD, il y a quelque chose de récurrent et qui procède d’une cohérence formelle. Hôtel des transmissions n’est pas seulement un mode d’emploi pour journalistes, c’est aussi une manière, à travers un système graphique, de composer et d’avoir une lecture d’une ville. On retrouve ainsi les zones de densité du pouvoir, de l’activité culturelle. Une sorte de brouillage temporel est également en jeu, entre ce qui est anticipé et un état des lieux de ce qui s’est passé : entre la manière dont une ville s’est construite et comment elle sera détruite.

RAD : Il y a en effet un rapport à la topographie. Au-delà du point stratégique, c’est-à-dire ce qui est utile de bombarder dans un contexte de guerre, il y a la volonté de toucher et de montrer ces lieux de pouvoir. Ce n’est pas le pouvoir en lui-même qui m’intéresse mais l’exercice du pouvoir et le moyen dont il est utilisé.

Le projet The day before _ Star system est l’élaboration du moment de décision de la destruction. J’ai pu le réaliser grâce à un logiciel qui reconstitue des voûtes célestes à la date et heure que vous souhaitez. En m’appuyant toujours sur cette question de comment fabriquer une image du drame sans le représenter. Comment représenter le bombardement de Guernica par exemple, sans parler de Guernica, et sans le représenter comme l’a fait Picasso ? J’ai donc choisi de produire la voûte céleste la veille du bombardement. J’essaie de ne pas faire l’éloge de la violence de la guerre et de me placer du côté des victimes. Ces voûtes montrent ce que les gens voyaient la veille de leur mort alors que d’autres avaient déjà décidé de les bombarder.

La série est composée de voûtes célestes de 12 nuits, de la nuit qui a précédé le bombardement de Guernica à la veille de celui de Bagdad, en 2003.

SP : On retrouve une relation entre deux modes de pensée : celui issu de la pensée magique et l’autre de la technologie. La lecture du destin, selon une configuration archaïque et celle, technicisée et prédictible, s’opposent. Or, cette lecture est liée à un programme informatique de reconstitution des voûtes célestes à une date donnée. Elle est donc de l’ordre de l’indiscutable car basée sur les outils scientifiques utilisés par les militaires. Le travail de Renaud confronte une pensée scientifique à une pensée magique, animique, qui consisterait à tenter de repérer dans les astres une prédiction. Or, malgré ces outils scientifiques, la population ne sait pas ce que d’autres savent à savoir qu’ils vont être bombardés.

RAD : C’est effectivement cette distance entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas »qui m’intéresse. En plus, les militaires se servent de l’emplacement des étoiles pour vérifier le fonctionnement de leur GPS, ce qui est très intéressant. Dans ce projet, au-delà de la fabrication de l’idée et de ces images, mon souci était de faire un projet qui soit le moins reconnaissable possible.

SP : Ces images nous placent dans une impossibilité de figurer l’horreur.

CF : Le fait qu’il n’y ait effectivement pas de représentation figée active les représentations intérieures du spectateur. Ce travail prend donc en compte la mémoire, l’histoire de chacun et donc confronte le spectateur à sa responsabilité politique.

RAD : Je me place dans la perspective d’une activité artistique et non dans celle d’un engagement politique. Dans mon travail, je ne cherche pas à faire face à un événement précis. J’essaie de penser l’événement comme il a pu être pensé au préalable par ceux qui le provoquent. J’essaie ensuite de faire ce basculement dans le champ de l’art et d’ailleurs les référents esthétiques sont assez présents. Je pense souvent au film Apocalypse Now, notamment la scène avec l’hélicoptère sur l’air de Wagner et je m’interroge : comment peut-on récupérer Wagner, comment peut-on faire du cinéma en étant fasciné par une image d’horreur.

En faisant mes recherches sur la guerre, j’ai découvert qu’il y avait plein de noms de codes pour les opérations militaires. Je les ai recensés, ils sont assez effrayants. L’attaque de la Russie programmée par l’Allemagne pendant la seconde guerre mondiale s’appelait « la flûte enchantée », l’opération militaire menée par Israël l’été dernier dans la bande de Gaza s’appelait « pluie d’été ». Par ailleurs, en faisait des recherches sur l’écriture braille, j’ai appris que Braille s’était inspiré d’un code tactile et sonore, mis au point par un militaire français qui permettait de communiquer la nuit entre les troupes. Il avait appelé ce code « écriture nocturne », j’ai donc repris ce titre pour mon projet qui consiste à reprendre les noms de codes, très poétiques, des opérations militaires depuis la seconde guerre mondiale, en écriture braille.

L’installation est composée de plusieurs papiers braille et d’une performance au cours de laquelle des non-voyants retranscrivent le nom des opérations. L’idée de travailler avec des non-voyants était de reproduire la forme des oracles. Ce sont effectivement eux, les seuls capables de nous expliquer ce qui est inscrit sur les murs. Nous sommes encore dans un rapport entre celui « qui sait » et celui « qui ne sait pas ». C’était également une façon abstraite de parler des morts qui se cachent derrière ces opérations.

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Intervenants

Avec l'historien d'art Sébastien Pluot et Catherine Francblin

Date
Horaire
19h00
Lieu
Fondation Pernod Ricard
1 cours Paul Ricard
75008 Paris
Entrée libre

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