Langages et autres périphéries du texte

Patricia Couvet est lauréate de la quatrième édition de la Bourse d'écriture TextWork.
Après avoir passé un certain temps à travailler dans des langues dites « étrangères » (anglais et allemand), il est arrivé que le retour vers ma langue « maternelle » (le français) s’avère linguistiquement laborieux. C’était toujours une question d’adaptation entre différents registres — j’étais soit trop formelle dans un cadre privé, soit trop familière dans un contexte professionnel. La question du plurilinguisme et des pratiques langagières m’est apparue encore plus précisément comme un sujet à la suite de discussions avec les artistes Fatma Cheffi, Hussein Nassereddine et la graphiste Garine Gokceyan, invité·es en 2024 dans la programmation du Pickle Bar — espace que j’ai cofondé à Berlin1 —, et, par la suite, en discutant avec l’artiste Mégane Brauer et le graphiste Walid Bouchouchi.
Contrairement à d’autres langues, le français distingue conceptuellement la « langue » du « langage » : la première renvoie à un ensemble de règles ayant trait au lexique d’un système linguistique donné, tandis que le second désigne la faculté de s’exprimer et de communiquer. Cette distinction, lorsqu’on cherche à la traduire en anglais — la seconde langue de publication de ce texte —, exige de recourir à des concepts linguistiques plus soutenus. On peut, par exemple, s’appuyer sur les traductions de l’un des pionniers de la linguistique moderne, Ferdinand de Saussure, pour qui la différence entre langue et parole (en anglais speech) établit l’oralité comme un acte personnel, plus libre et varié qu’un système linguistique.
Ce phénomène délimite une frontière bien connue de celles et ceux dont l’accent est corrigé à l’oral, dont les marques d’oralité sont systématiquement effacées à l’écrit et dont la parole — qu’elle soit plurilingue ou argotique — est marginalisée au nom d’une rhétorique univoque. Un langage peut être subverti, édité, réinventé par la poésie et la typographie. Jean Genet affirmait, par exemple, qu’il était « ridicule de mettre entre guillemets les mots et les expressions d’argot, car ainsi, on empêche qu’ils entrent dans la langue française2 », mettant l’accent sur la manière dont, par défi ou par crainte, un langage peut réagir au cadre normatif d’une langue, de sa forme performative et textuelle. L’apparition de ces méthodes dans le champ des arts visuels, de la performance et du graphisme constitue le point de départ de ce texte.
Les artistes et graphistes qui y sont réuni·es explorent tous·tes, à leur manière, par la typographie, par l’écriture et par la performance, une relation singulière à la langue — à ce qui, traditionnellement, n’est pas reconnu dans le cadre d’une page — que l’on retrouve dans l’espace physique qui entoure le texte principal, lieu où s’installe une mise à distance symbolique vis-à-vis des normes langagières. Le multiscript, le plurilinguisme et les liens entre formes de l’oralité et écriture posent des conditions d’énonciation et de création de discours dans lesquelles les pratiques langagières sont autant de cheminements possibles, d’invitations à déjouer ou contrefaire ce qui apparaît comme les limites normatives d’une langue.
Pirater la langue pour les langages
En juillet 2024, l’artiste et commissaire d’exposition Fatma Cheffi était invitée à performer au Pickle Bar. Un zulfiqar décoratif a été acheté à cette occasion, une épée à deux pointes souvent représentée dans l’iconographie chiite et pour la réalisation d’une gravure sur sa lame3. Le zulfiqar figure aussi sur le drapeau du célèbre pirate Khayr ad-Din Barberousse, image choisie pour la communication autour de l’événement. Cheffi fait référence à la mythologie de son personnage et à sa capacité d’indépendance, tout au long de sa lecture-performance. Pendant quinze minutes, l’artiste manipulait l’arme d’une main et le texte de l’autre. Ses gestes étaient restreints par la lourdeur de l’objet, contrastant avec la légèreté des feuillets A4. Distribué en amont aux spectateur·rices de la performance intitulée Steal, Steel, Still Fatma, le texte est pour Cheffi une invitation à la lecture collective qui partage l’expérience d’une langue empêchée. Formée à l’école nationale tunisienne, en français et en arabe, arrivée en France à l’occasion d’études supérieures, avant le post-diplôme à l’Ensba à Lyon, elle liste dans sa lecture certains des stéréotypes qu’elle a découverts à ce moment-là autour de son prénom : celui d’une travailleuse domestique ou d’une prostituée, stigmatisée par le marché du travail colonial et post-colonial, constamment rappelée à sa position sociale4.
Pour la philosophe Judith Butler, le fait d’être insulté·e (to be called a name), formule « l’existence sociale du corps, rendue possible par son interpellation à l’intérieur des termes du langage5 ». La blessure linguistique qu’inflige l’insulte affecte le corps autant que l’esprit, notamment les muscles de la langue, que la sidération due à cette interpellation pourrait immobiliser et mener au silence. Cheffi constate : « Alors que les fautes d’arabe sont à peine remarquées en Tunisie, les fautes de français donnent souvent lieu à des moqueries et à des humiliations. C’est une sorte de terrorisme. Un terrorisme linguistique.6 » La « survie linguistique », telle que préconisée par Butler, s’instaure dès lors que s’affirme une existence en dépit de discours qui la blessent ou la nient, revendiquant une reconnaissance dans et par le langage — un acte de résistance face à des normes qui tentent de l’effacer. Au symbole de la langue fourchue — métaphore de celui ou celle qui ne tient pas sa parole — que matérialise le zulfiqar, Cheffi adjoint celui d’une langue immobilisée, blessée, lorsqu’elle est corrigée, reprise ou qu’elle trébuche d’un langage vers un autre.
« J’suis ni de chez moi ni de chez vous7 », le sentiment d’être étranger·ère et de survivre, partout, comme le chante PNL, groupe de rap français formé en 2014 auquel Cheffi fait souvent référence dans son travail, coexiste avec celui de se faufiler entre plusieurs langues et langages. Tout au long de la lecture-performance, les souvenirs personnels de l’artiste se mêlent à un ensemble de références à la culture populaire (religieuses et musicales) et à des sources médiatiques (post Instagram ou TikTok) pointant aux imaginaires linguistiques8 plus précisément à la valeur accordée au français et les hiérarchies sociales implicites de la langue coloniale en Tunisie, comme en France ; ceux d’une logique de l’assimilation et de la centralisation qu’elle perpétue. On assiste à une forme de confidence, d’un moment d’intimité et d’écoute collective qui permet aux langues de se délier, à la parole de se libérer lors du moment d’échange désigné entre l’audience et l’artiste.
« Pirater » renvoie à la fois à l’idée d’intrusion dans un système préétabli, mais aussi à un mode de partage entre pair·es — de fichiers musicaux, vidéo ou textuels sur Internet. C’est à ce second aspect que se rattache davantage la proposition langagière de Cheffi : celle d’un effet d’hybridation et de dispersion d’un langage circulant en dehors des réseaux officiels. C’est par ce processus que le mot seum glisse de son sens premier de « poison » en arabe vers celui de « rage » ou de « frustration » en français. Un exemple historique, la lingua franca, ou langue véhiculaire composée de différentes langues de la région méditerranéenne du XVIIᵉ siècle, telle que décrite par l’historienne Jocelyne Dakhlia, illustre un outil linguistique pluriel, né du mélange entre les langues de marchands, de marins, d’esclaves et de bagnards issus de zones souvent antagonistes. Ce multilinguisme fonctionnait comme un lieu de négociation avec l’Autre, en rupture avec une vision universaliste et dominante de la langue. L’artiste Simone Fattal s’en est inspirée dans Pearl (2023)9, une œuvre composée de perles de verre soufflées de différentes tailles sur lesquelles ont été gravés à la main les premiers vers d’un poème anonyme en lingua franca. Fattal y fait du langage poétique un vecteur de la mémoire liée aux histoires coloniales et postcoloniales de la Méditerranée et à laquelle Cheffi greffe les récits migratoires et langages diasporiques de notre génération — née dans les années 80-90, bercée par les paroles du rap et R’n’B français diffusés largement en France et au Maghreb.
Publié à l’occasion du projet Bastardie à Kadist en 202410, le fanzine Artistiquement on se balade réunit des screenshots, des photos prises sur le vif et celles de concerts de PNL, qui ont été archivées, assemblées ou redimensionnées, aboutissant à leur pixellisation. Ce sont des « poor images » (images pauvres), floues, déformées ou recadrées en raison du format compressé nécessaire à leur mise en circulation, comme le défend l’artiste Hito Steyerl dans son essai éponyme daté de 200911. Ces images en basse qualité posent les conditions politiques et sociales d’une subversion de la logique marchande et des standards culturels dominants/élitistes. Il y a quelque chose de similaire avec le langage défendu par Cheffi. À la manière de l’image « pauvre », ce langage se transforme : il décompose les syllabes, cultive les barbarismes — du latin barbarismus (« expression vicieuse »), qui signifie « erreur de langage » et, par extension, « mot d’origine étrangère » —, multiplie les permutations phonétiques à l’image de celles du rap français.
Pour l’événement Triple S en juin 2024, Cheffi a invité l’écrivaine Diaty Diallo et la sociolinguiste Cécile Canut. Pour cette dernière, « l’ordre-de-la-langue » est un système normatif issu des institutions (Académie française, école, État) qui hiérarchise et relègue en dehors de la langue ce qui diverge de ce cadre institutionnel12. Les errances linguistiques et le piratage des formes officielles ouvrent sur le vocabulaire d’une nouvelle génération d’écrivain·es, tenant·es d’un Nouveau Réalisme et dont les mots sont un moyen d’inscrire dans la littérature, la poésie et les arts visuels, entre autres, un langage représentatif d’une société en réalité plurilingue.
Cheffi refuse les termes de plurilinguisme et multilinguisme car, selon elle, ils ne reflètent pas la réalité d’un langage dans lequel différents accents, tonalités de voix et registres composent une langue hybride, ajustée selon les contextes13. S’exprimer dans une langue peut atténuer le sentiment d’exclusion qui nous relie, pour diverses raisons, à un autre. L’alternance codique (code-switching) décrit le choix intentionnel que font certain·es locuteur·rices, multilingues d’utiliser consciencieusement un autre registre ou une autre langue qu’elles ou ils maîtrisent afin qu’une langue dominante devienne un système de reconnaissance des langues minorisées. L’anglais, notamment, a parfois cet effet de neutralisation, puisqu’il est la langue majoritaire de nos pratiques artistiques, de nos lectures critiques. Cheffi a souvent utilisé cette langue pour rédiger les textes. Oser réécrire en français est un moyen de revendiquer que la langue coloniale n’est pas intouchable, mais qu’elle peut être revendiquée comme sienne au moyen des tactiques évoquées précédemment.
Traduire sans trahir
Récemment, je me suis fait la remarque que les guillemets diffèrent selon les langues (“ ” en anglais ou „ “ en allemand, par exemple), comme si les modes d’énonciation dépendaient d’une question nationale, d’une distinction d’une langue à une autre et que celles-ci ne pouvaient se rencontrer à l’intérieur d’un texte. Theodor W. Adorno voyait dans les guillemets une forme de « jeu qui se déroule à l’intérieur de la langue (…), le long de ses propres voies14 ». Un dialogue dans lequel l’écrit se méfie du langage parlé, tout en cherchant paradoxalement à recréer avec son public un rapport semblable à celui de l’oral. Il y a une volonté similairement intéressante avec le graphisme multiscript — une pratique courante qui consiste à faire coexister de multiples alphabets, par exemple dans les pays multilingues. En France, elle met en place une proximité graphique entre plusieurs langues et alphabets non-officiels, mais largement pratiqués.
Le programme Sturm and Slang organisé au Pickle Bar en 2024 invitait Garine Gokceyan à concevoir, en collaboration avec la Fondation Kadist, un graphisme pour un t-shirt. Au dos de celui-ci, Gokceyan fait figurer la paronomase « Traduttore, traditore » déclinée en quatre langues : italien, arménien, anglais et turc. Cette figure de style qui rapproche des mots par leur sonorité et leur écriture illustre l’impossibilité d’une traduction fidèle et montre bien qu’il n’existe pas de traduction sans perte de nuances ou significations propres à la langue d’origine.
La même année, Garine Gokceyan est invitée par le graphiste Walid Bouchouchi (Studio Akakir) au Festival Tangible, à Marseille, à donner une conférence sur le multiscript — en l’occurrence, l’arménien dans la pratique de Gokceyan, et l’amazigh et l’arabe dans celle de Bouchouchi. « Je n’ai jamais choisi d’être plurilingue », débute Gokceyan pour parler de sa pratique multiscript. Il subsiste cette croyance que, chez un·e locuteur·rice plurilingue, une langue est toujours censée en dominer une autre et il est facile d’imaginer qu’une langue minoritaire sera moins parlée dans un contexte centralisateur tel que l’espace francophone. C’est sur des moments de « grâce » — des similitudes ou coïncidences phonétiques entre des langues — qu’il conviendrait en tant que plurilingue de s’appuyer15. Dans le graphisme, « malheureusement, on doit toujours passer par la matrice latine et le style international “swiss” reste une référence dans l’éducation des graphistes, y compris au Liban où coexistent différents alphabets. C’est un véritable effort de déconstruction conceptuel et visuel », m’explique Gokceyan. Ses mots me rappellent l’histoire du peintre syrien Selim Shibli Haddad, au début du XXe siècle. Son plurilinguisme autant que sa connaissance de la calligraphie lui ont permis de concevoir la première machine à écrire en arabe, renversant les matrices de gauche à droite, et de passer du latin vers l’arabe, dérogeant ainsi aux contraintes latines des technologies de l’écriture.
Lors de l’exposition Habibi, les révolutions de l’amour à l’Institut du monde arabe, à Paris (2022–2023), Bouchouchi proposait pour le graphisme de la communication visuelle, dont il était chargé, une version inclusive du titre de l’exposition en le transformant par l’ajout d’une ligature au second b, intégrant ainsi la forme féminine : habibti. La ligature — la fusion de deux ou trois lettres destinées à en créer une nouvelle — entre le b et le t de habibi devient un geste d’union, de visibilisation et une représentation typographique de la communauté LGBTQI+.
Une autre exposition aurait pu également se concevoir s’intitulant « 7abibbi » — en clin d’œil à l’arabizi (de l’Arab easy), l’écriture hybride utilisée dans le monde arabophone et par ses diasporas mêlant lettres latines et chiffres pour subvertir les premiers claviers de téléphone et faire exister les sons absents de l’alphabet latin, comme la lettre ح (Ḥāʾ, première lettre de حبيبي habibi). Mais cela aurait été un autre sujet : l’élargissement des horizons et des échanges promis par l’innovation technique qui caractérise l’histoire d’Internet, pensé comme une utopie moderniste, dans laquelle une langue universelle serait censée tout traduire, tout mondialiser. Gokceyan et Bouchouchi affirment tous les deux que le multiscript dans l’espace francophone parle à la fois à un public de langue latine et à des diasporas, et c’est précisément cet entre-deux qui permet au multiscript de faire son chemin dans la scène du graphisme. Ce qui s’est avéré fascinant avec l’arabizi, c’est qu’il a permis à l’arabe dialectal d’investir l’écrit, un espace jusqu’alors réservé à l’arabe littéraire, et donc un renversement des registres16.
Pour le·la locuteur·ice plurilingue, opérer des allers-retours constants entre les langues, faire le lien entre plusieurs écoles et références graphiques, entre plusieurs diasporas et scènes artistiques, déploie la possibilité d’une langue inclusive, inspirée de recherches dans plusieurs cultures visuelles. La recherche graphique rejoint celle linguistique, puisque, pour Gokceyan, il s’agit aussi d’établir un pont linguistique entre l’arménien oriental (parlé en Arménie) et occidental (celui de la diaspora)17. Si le langage constitue un élément de l’identité, les recherches typographiques et visuelles menées par Gokceyan permettent également de reconstruire une identité fragmentée.
Lors de la conférence « Auditive Voyeurism » avec l’artiste Mekhitar Garabedian au Pickle Bar en 2024, Gokceyan a fait défiler une série d’images sur lesquelles coexistent différents systèmes d’écriture dans l’espace public au Liban comme des devantures de magasin, ou des versets empruntés au Coran peints en calligraphie sur l’arrière des camions de transport. Des images qui pourraient se retrouver dans nos smartphones, comme résultat d’un voyeurisme de la traduction approximative. Le multiscript porte la promesse d’une traduction où la typographie sublime le sens et où les erreurs deviennent autant de manifestations de subjectivités. Une telle idée rejoint ce que le philosophe Paul Ricœur nomme « hospitalité langagière » c’est-à-dire le fait qu’une langue cible (celle vers laquelle on traduit) ne domine pas la langue source, mais essaie d’accueillir ce qui est étranger. Les pratiques multiscript explorent précisément cette contrainte sur la page. Gokceyan et Bouchouchi font coexister différentes écritures, pour toutes celles et tous ceux qui rêvent dans une langue où elles et ils se sentent plus libres que celle qu’elles ou ils utilisent au quotidien.
Un langage face à sa disparition
Il y a des marges qui délimitent un texte, qui se dressent contre ce dernier ou, au contraire, l’encerclent graphiquement pour mieux le mettre en valeur. Dans l’ouvrage How to see the palace pillars as if they were palm trees, publié en arabe (2020) par la maison d’édition Kayfa ta et traduit récemment en anglais (2024), l’artiste, graphiste, traducteur et poète Hussein Nassereddine raconte l’histoire du poète Abdallāh-The Slain (Abdallāh al Qateel), qui aurait vécu au VIIᵉ siècle après JC, mais les dates exactes sont contredites par diverses sources. Le livre originel racontant l’histoire étant inaccessible, probablement disparu, c’est à partir d’un seul vers que Nassereddine a découvert le récit et en a recomposé les mentions éparpillées à travers différents glossaires et recueils de poésie. Abdallāh -The Slain serait mort à la suite de sa dernière vision : une hallucination dans laquelle il se serait représenté les colonnes d’un palais comme des palmiers. Cette image raconte une métaphore courante dans la poésie arabe illustrant le pouvoir du regard poétique à transformer le réel.
Des liens intimes unissent les éditeur·rices, traducteur·rices et autres commentateur·rices, parfois anonymes, d’un même texte. Leur rôle est de l’adapter et de le transmettre avec leurs mots. Comment archiver ce processus intermédiaire, celui des copistes, des éditeur·rices qui interviennent autant dans l’interprétation d’un texte, qui font le choix de la forme de sa transmission ? Dans les marges — « l’espace négatif » du livre comme le nomme Nassereddine—, se côtoient des sources qui n’auraient jamais dû se rencontrer. L’artiste archive une narration marginalisée par l’historiographie, celle des poètes face à la disparition de leurs mots et leur remplacement par d’autres, plutôt que solliciter la résurgence d’un canon de la littérature.
La reconstitution de l’histoire d’un poète oublié répertorie les strates linguistiques par lesquelles un texte se réinterprète. Strates, puisqu’il n’est pas rare que l’on envisage les langues sous une perspective géologique et anthropomorphique pour décrire leurs transformations à travers le temps. Une langue peut disparaître. Elle peut tomber dans l’oubli, mourir. Il existe des logiques de violence délibérée : l’effacement d’une culture, les occupations illégales de régions colonisées qui contribuent à exclure certaines langues ou formes de langage. Comme le montre l’histoire d’Abdallah-The Slain, les livres sont des supports physiques fragiles et leur disparition est conjointe à celle de la parole des auteur·rices.
Nassereddine met souvent en place des scènes, des espaces dans lesquels cette parole se déploie. Lors de son exposition récente au Beirut Art Center, l’installation Years of the Shining Face: You Were Right, O Heart (2025) en a conçu une, entourée de miroirs — une symbolique de la vérité. Dans sa performance Laughing on the River, Your Eyes Drown in Tears18 (2023) également, plusieurs œuvres figurent comme des éléments scéniques liés au texte récité. Par exemple, la série River Papers (2024) a pour support un fragile papier carbone sur lequel l’artiste a encré l’épitaphe de la tombe de son père dans le sud du Liban. Chacune de ces œuvres uniques fait apparaître un détail différent de la pierre. La dimension de la disparition évoquée précédemment est physique puisque, sur ce support, les annotations, les interprétations s’effaceront avec le temps. Le papier carbone est communément utilisé par les chercheur·euses et anthologistes de littérature arabe — comme l’était le père de Nassereddine — pour annoter et commenter les livres, sans avoir à le faire directement sur les pages. Il y a dans la démarche de l’artiste quelque chose de semblable à une archéologie linguistique, une démarche de redécouverte et d’interprétation dans un espace-temps différent. Les allers-retours entre les citations et ses propres mots brouillent la temporalité d’un langage qui oscille entre la promesse d’une préservation et la fragilité d’une interprétation.


La performance se construit également autour de l’œuvre A Few Decent Ways to Drown (2022), une fontaine en marbre de forme circulaire alvéolée, recouverte elle aussi d’un papier carbone sur lequel le soleil a décalqué des traces, semblables aux reflets de l’eau dans une fontaine. Au cœur d’une ville, on se réunit autour d’une fontaine pour se rafraîchir, se raconter des histoires. Les langues s’y délient. C’est ce que Nassereddine appelle un « monument instable » (unstable monument19) auprès duquel se développent des bavardages qui permettent aux langages oraux d’exister, malgré leur éphémérité, laissant apparaître des narrations minoritaires et marginales. Elle me rappelle aussi la première ligne du poème Grandir et devenir poète au Liban d’Etel Adnan (1925-2021). « Mon plus ancien souvenir — le premier objet de mon archéologie personnelle — est une fontaine en pierre ronde, basse et taillée dans ce que je pense aujourd’hui être du calcaire. Et cette fontaine était vide20. »
Lorsque je lui ai parlé de cette similitude thématique de la fontaine, Nassereddine m’a dit ne pas connaître le début du poème d’Etel Adnan. Au-delà de leur hommage à la poésie arabe classique, à la métaphore de l’eau dans son abondance et dans sa rareté, les deux artistes-poète·sses agissent, selon moi, dans ce que Adnan appelle « la contre-profession », soit le fait, comme l’explique l’écrivain et traducteur Vincent Broqua, que sa pratique va au-delà des mots en invoquant une dimension performative, sonore et débordant le cadre de la discipline de la poésie21. Ce qui se manifeste de cette « contre-profession » dans le travail de Nassereddine, c’est également une capacité à agir à travers les champs visuels, musicaux et performatifs dans lesquels le langage est une force discursive.
Au centre de cette scène reconstituée, dans l’obscurité, face à l’audience, Nassereddine récite son texte en langue arabe, lequel, mémorisé, est traduit simultanément sur un écran en anglais. Les vers du poète préislamique Imruʾal-Qais côtoient dans une bande-son ceux de la chanteuse Mona Maraachli (1958-2016) qui chante « لك شوقة عندنا ... يللي انتَ مننا » (« Ta présence parmi nous, nous manque, toi qui es des nôtres. »). La voix qui se remémore met en évidence la fragilité du langage à travers le temps. Le passage entre les langues établit une continuité entre les formes écrite et orale de la poésie ancienne et de la traduction comme forme d’interprétation. À un moment donné de la performance, Nassereddine demande « Est-ce le même soleil qui caressait les yeux de ce chevalier préislamique ? » — celui-là même qui caresse aussi les poète·sses et les artistes du monde actuel. « Les sujets qu’abordent les poète·sses sont, au final, les mêmes que ceux des chanteur·euses d’hier et d’aujourd’hui22 » — seul le langage, la façon dont ils sont communiqués sont différents. Dans son essai The Poet, l’essayiste du XIXe siècle Ralph Waldo Emerson dit : « Les poètes ont fait tous les mots, et donc la langue est l’archive de l’histoire, et, s’il faut le dire, une sorte de tombeau des muses23. » Face aux œuvres de Nassereddine, le langage devient un moyen de décrire à la fois l’indicible et l’espoir. Les métaphores poétiques sont vectrices des leçons du passé, porteuses de futurs imaginaires collectifs.
À ceux qu’t’aimes ou ceux qui t’surinent, qui t’font sourire ou trembler24
L’exposition Les Rois du monde de l’artiste Mégane Brauer qui s’est tenue au musée d’art contemporain de Marseille (2024-2025) incluait, elle aussi, une fontaine. Celle-ci était construite dans une piscine hors sol en forme de huit, au centre de laquelle trônait un fauteuil gonflable en équilibre, intitulé Ça va déborder (2024). L’eau y circulait en circuit fermé, créant un clapotis constant, sorte de bande-son pour décor avec lequel des objets domestiques formaient une scène faisant appel à divers imaginaires collectifs : à la fois celui de vacances obligées à domicile et celui du siège, symbole de pouvoir et de domination.
Une échelle de gradation s’impose à Brauer lorsqu’elle travaille ses pièces : « C’est d’abord très petit, puis ça prend de l’espace, comme des plantes invasives qui vont compléter l’histoire25. » Chacune d’entre elles est un fragment d’une histoire morcelée réunie pour la première fois dans son entièreté dans l’espace du musée marseillais. Ce sont des chapitres, à la manière d’un roman auquel serait rajoutée une nouvelle intrigue. Ses textes figurent la plupart du temps à côté de chaque œuvre comme des indices donnés au public. À leur lecture, on remarque leur structure fragmentée à l’appui de courtes phrases abondamment ponctuées, ce qui a pour effet de créer un souffle court révélant l’urgence d’un langage de la remémoration de la langue parlée, celui qui échappe à l’archivage et habituellement à l’écrit. Ses textes sont parfois performés, lus avec le public présent, mais la lecture collective est une pratique récente dans son œuvre.
À Marseille, le texte Cry me a river était accroché à l’horizontal le long d’un mur sur plusieurs feuillets A4. Il permet de repérer les œuvres plastiques de l’exposition comme autant de points d’accroche et de souvenirs dans lesquels on peut plonger : ceux d’une génération, des années 2000 et de comédies musicales à profusion — le titre de l’exposition est aussi une référence à la comédie musicale Roméo et Juliette (Gérard Presgurvic, 2001). C’étaient les débuts des messages en ligne, des Skyblogs, des SMS dans lesquels on produisait par mimétisme un langage qui a transformé jusqu’à aujourd’hui nos modes de communication. Il se créait des codes, utilisés pour se reconnaître en tant qu’ami·es, allié·es, ou, a contrario, pour distinguer ses ennemis. Le nom du personnage principal de l’histoire intitulée « S », imaginée par Brauer, rappelle le mot hess (la misère), transformé à partir de l’arabe hessd, signifiant « volonté de nuire ». Ce qui y est facteur de nuisance, ce sont les mots qui excluent et qui blessent, ceux d’un système administratif — ceux des huissiers qui, dans l’histoire de Brauer, frappent à la porte de S un jour d’été.
Brauer parle de l’importance de l’intimité pour l’écriture de ses textes. Ce langage de l’intime, qu’on peut par facilité catégoriser d’argot, celui qui se fait parfois ténu lorsqu’on n’est pas certain·e de ses mots, celui qui est pensé avant d’être exposé et vulnérable. Les fautes d’orthographe et de grammaire ont été laissées dans les textes délibérément : c’est une manière d’échapper à ce contrôle et de permettre à son écriture de se libérer des structures contraignantes et normatives. Dans une interview, l’écrivaine Chris Kraus décrivait l’importance d’une part de réalité dans les personnages de fiction, de leurs pathologies et défauts : « J’ai toujours pensé que le rôle de la fiction était justement de faire cela, mais les gens d’aujourd’hui sont tellement sensibles à la réalité26. » Il y aurait quelque chose de presque obscène à parler d’une réalité que certain·es vivent au quotidien en utilisant des expressions orales, surtout lorsque cette réalité est faite de galères et d’un travail pénible. Les personnages des autofictions de Brauer sont ceux qui s’émancipent dans le langage, au contraire de tous les faux espoirs d’une fiction à la fin heureuse. Ils existent avec leur réalité, sans porter le masque qui cacherait leur précarisation, celle à laquelle font face les travailleur·euses déclassé·es.
La confrontation entre l’économie de la débrouille et les systèmes de domination est d’ailleurs un motif récurrent chez Brauer, qui déconstruit les rapports de pouvoir pour en révéler les faces les plus vicieuses du système social. Cela transparaît, par exemple, dans son installation À nos deter’ (2020), où des seaux remplis d’une eau mousseuse sont placés sur des podiums de polystyrène à côté de chaussures de travail de type crocs, de bouteilles de détergent, de serpillères et de balais. Le titre rappelle l’abrègement d’un mot couramment utilisé pour amplifier la détermination d’une personne et joue sur la similarité des mots « détergent/déterminé ». Brauer décrit ici les conditions laborieuses du personnel hospitalier — dont sa mère, tout comme la mienne, faisait partie — sur fond d’une forte odeur de propreté chimique.
Les mots habituellement associés à la marginalisation sont habilités par un système de reconnaissance. La série d’œuvres textiles qui reprennent l’intitulé « pour celleux » (2021-2023) sont des peintures à l’acrylique réalisées sur des torchons de cuisine. Elles interpellent les regardeur·euses qui se reconnaîtront dans les messages : Pour celleux, à celles et ceux qui en meurent d'y vivre (2021-2022), Pour celleux à qui on dit c’est mieux que rien (2022), Pour celleux, à celles et ceux à qui on dit de laver leurs enfants à la javel (2021-2022), parmi d’autres. Les titres deviennent des énigmes qui expriment exclusivement un savoir établi : l’important est la connaissance de la référence plus que la capacité à la résoudre. D’ailleurs, le titre de chacune des œuvres de Brauer informe sur le propos de celle-ci afin que son message ne soit pas détourné. L’objectif étant d’échapper à toute tentative de catégorisation et de récupération ou de ventriloquie à une époque où le marketing, tout comme la machine ChatGPT, s’approprie certains codes du langage. Il s’agit là peut-être de reconnaître l’échec d’une langue commune, celle qui persiste dans une domination à la fois symbolique et réelle.
Le prisme linguistique par lequel une histoire se raconte dépend de la perspective dans laquelle chacun·e se place, le langage qu’il ou elle y comprend, qui s’adresse à nous dans un registre « familier » — qui peut être entendu comme inapproprié pour certaines personnes ou relever d’un sentiment de proximité pour d’autres. Les histoires qu’écrit Brauer touchent à un sujet universel connu de tous·tes à l’instar d’un conte, ces récits oraux qui sont parties prenantes des mémoires collectives. Chacun·e en aurait sa propre version, d’où le format textuel de ces œuvres qui ressemblent à des scripts qu’elle aurait laissés aux lecteur·rices de passage dans ses expositions, lesquel·les pourraient y projeter leurs propres souvenirs et galères. « On n’a pas besoin d’être sociologue pour admettre le but cryptologique de l’argot comme moyen de défense collective du groupe ; ni poète pour ressentir l’aspect créatif et ludique de ce langage27 », affirme l’écrivaine Alice Becker-Ho. Il faut simplement accepter qu’on ne puisse pas tout comprendre, qu’il y a des espaces où le langage doit rester hermétique à d’autres, comme un moyen de se reconnaître et de se protéger des attaques potentielles de la langue.
Parler du langage avec le sien
Parler du langage avec le sien apporte nécessairement un regard biaisé sur l’exhaustivité d’un tel sujet. Les pratiques de Fatma Cheffi, Hussein Nassereddine, Mégane Brauer, Garine Gokceyan et Walid Bouchouchi engagent les langues en dehors du seul registre artistique : elles s’ancrent dans des gestes quotidiens de positionnement, où la langue devient un outil de résistance, d’affirmation de soi, voire de réinvention de la parole.
La pratique de la poétesse, militante et écrivaine italienne Patrizia Vicinelli (1943-1991), découverte lors de mes recherches, m’a paru inspirante pour tracer une généalogie du plurilinguisme dans la performance et les pratiques graphiques en France. Ses œuvres multilinguistiques — en italien, en français et en anglais — dans lesquelles se mêlent poésie et expérimentations graphiques plurilingues, déconstruisant la langue, sont particulièrement inspirantes pour saisir le rôle politique de la langue — en tant qu’instrument d’exclusion et de normalisation. En 1963, elle écrivait déjà « notre alphabet a tellement peu de lettres que j’ai honte28 ». Parler aujourd’hui du langage — dans une période où la langue, neutralisée et dissociée de sa capacité à agir sur le réel, perd son pouvoir illocutoire — rejoint les préoccupations liées aux mutations sociales et économiques déjà soulevées par Vicinelli à son époque, à propos de la société italienne pour laquelle elle appelait une langue plurielle et inclusive.
Le langage, ainsi que son étude dans les arts visuels, n’est pas un sujet nouveau. Ce qui change, c’est qu’il le devient avec une perspective profondément plus libre, prenant en compte les affects, l’espace intime de chacun·e et les conditions de ses transmissions. Le programme que j’ai mené pendant quatre ans au Pickle Bar avec ma collègue Anastasia Marukhina explorait le langage dans sa capacité à se transformer, à s’hybrider et à résister — jusqu’à devenir un moyen de forger de nouvelles façons d’être. C’est à travers ce travail que j’ai compris à quel point le langage prenait une place croissante dans les arts visuels. On pourrait parler d’un « tournant discursif », qui mobilise même celles et ceux pour qui la langue n’est pas un sujet de recherche central. Il est aujourd’hui peu probable de ne pas avoir un moment d’échange, de discussion, de débat qui accompagne le programme d’une exposition ou d’une performance. Qu’il s’agisse d’un artist talk ou d’un texte d’exposition, le langage, et ses formes textuelles, façonne des discours dans lesquels il est devenu un outil essentiel pour se situer, s’affirmer et finalement exister en empruntant les chemins subversifs qu’il propose, en assumant une diversité linguistique comme autant de formes de solidarités face aux systèmes qui habitent une langue et aux contraintes qui la hantent.