
INT. ASCENSEUR — NUIT1
En gros plan, un doigt triture nerveusement le bouton du sixième. Il appartient à une femme élégamment vêtue d’une blouse blanche et d’un trench-coat beige, son rouge à lèvres foncé assorti à son brushing dégradé. On la voit au travers d’une lentille convexe placée à peu près là où le bouton devrait se trouver. Elle semble pressée. Ensuite, la caméra filme la porte de l’ascenseur qui s’ouvre lentement et, cette fois-ci, on voit à travers ses yeux : dans le couloir, une femme blonde portant un manteau de cuir noir et des gants, les yeux protégés par des lunettes noires, s’approche en brandissant un rasoir. Coupez, coupez, coupez, coupez — on alterne brusquement entre la blonde et la rousse, dans l’anticipation du coup fatal. Enfin, la porte se referme sur elles deux, ensevelissant tueuse et victime dans un cercueil d’acier volant.
Mais quelque chose ne va pas. Ce n’est pas la présence d’une maniaque meurtrière, pas non plus les expressions étrangement impassibles des deux femmes. C’est le fait que la rousse et la blonde, victime et tueuse, sont la même femme ou, plus exactement, un seul homme : l’artiste Brice Dellsperger, qui joue les deux rôles en drag. Les cinéphiles reconnaîtront peut-être dans cette scène, tirée de Body Double 1 (1995), le premier meurtre du thriller Pulsions, réalisé par Brian de Palma en 1980. Dans un esprit de playback, Dellsperger utilise même la bande originale du film pour sa reconstitution. Le mélodrame absurde de De Palma se prête parfaitement à la ventriloquie burlesque d’une drag queen qui se pavane sur la scène d’une boîte de nuit, ainsi l’on pourrait presque être pardonné d’avoir pensé que tout ça n’est qu’un numéro comique élaboré. Le vaudeville vamp de Dellsperger nous fait rire jusqu’au moment où l’on réalise que la plaisanterie n’est peut-être plus si drôle.
Brice Dellsperger, Body Double 1, 1995, avec Brice Dellsperger, vidéo SD 1.33:1, 0'48, courtesy de l'artiste et Air de Paris.
...victime et tueuse, sont la même femme ou, plus exactement, un seul homme : l’artiste Brice Dellsperger
Des fissures métaphoriques commencent à apparaître dans les miroirs qui tapissent l’intérieur de l’ascenseur. Les derniers plans de la vidéo de Dellsperger, dans lesquels on voit le reflet des deux femmes ensemble, n’ont pu être possibles qu’avec la complicité d’une doublure qui remplace l’un des rôles joués par l’acteur-réalisateur — une astuce qui donne son nom à l’œuvre et à la série qui s’ensuit. Dans l’original de De Palma, on voit le coup fatal reflété dans un miroir convexe accroché dans le coin supérieur de l’ascenseur ; dans la version de Dellsperger, le miroir devient caméra. L’artiste nous projette très littéralement à travers le miroir, une technique qu’il répètera de manière presque obsessionnelle dans les trois décennies qui suivront. Ses quarante « Body Doubles », reproductions minutieuses de scènes tirées de ses films préférés en inversant les genres et en modifiant subtilement certains détails-clés, sont une introspection qui s’autotrahit. Ce jeu de costumes de 1995, d’apparence simple — comme le meilleur de l’art, un acte complexe qui semble facile —, fait partie d’un projet monumental que l’artiste poursuit encore aujourd’hui.
Dès que les importantes archives de « Body Doubles » de Dellsperger commencent à s’agencer en une vision du monde, le réel se fait saccadé. Le genre a des ratés. L’identité dysfonctionne, son image se répète jusqu’à perdre presque tout son sens. On assiste avec une horreur perplexe à l’implosion des sémiotiques du cinéma. Dellsperger rejoue les scènes jusqu’à ce qu’elles commencent à s’effondrer. Les copies sans fin ne font que prouver que leur sources sont des simulacres. Comme l’a fait valoir Judith Butler, c’est en soi un des piliers du drag, qui « constitue la façon banale dont les genres sont appropriés, théâtralisés, portés, et constitués ; cela implique que genrer est toujours une sorte d’imitation et d’approximation2 ».
Dûment déguisé, Dellsperger s’est introduit dans la cabine du projectionniste et a remplacé tous les éléments par d’autres de moins bonne qualité, attirant notre attention sur l’illusionnisme technologique du médium. Pour celles et ceux né·es comme lui au vingtième siècle, le cinéma (et la télévision) sont en grande partie responsables de ce qu’Eve Kosofsky Sedgwick appelle notre « subjectivation », autrement dit la façon dont on se comprend soi ainsi que l’autre, ce qui inclut nos conceptions du masculin et du féminin3. Comme les montages parfois déconcertants de Dellsperger, ces notions perdent leur sens — en admettant qu’elles en aient jamais eu. Dans les mains de Dellsperger, le cinéma hétéro à grand spectacle devient un objet absurde et irréalisable, comme l’hétérosexualité elle-même. « Si l’hétérosexualité est une imitation impossible d’elle-même, une imitation qui se désigne de manière performative comme un original », poursuit Butler, « alors la parodie de ‘l’hétérosexualité’ — quand et là où elle existe dans les cultures gay — est toujours et seulement une imitation d’une imitation, une copie d’une copie, de laquelle il n’existe aucun original4. »
Peut-être n’existe-t-il pas caricature plus grotesque de l’hétérosexualité que celle des films de Brian De Palma. Tout comme sa parodie néo-noire de 1984 Body Double, Pulsions est un mélange camp5 des classiques d’Alfred Hitchcock Psychose (1960) et Fenêtre sur cour (1954), deux films qui associent à la soif de sang le travestissement et le voyeurisme au cœur du travail de Dellsperger. Les hommes sont distants, les femmes lascives, et un·e psychiatre tueur·euse psychopathe assassine parce qu’iel est les deux à la fois — ou aucun des deux. De Palma pathologise la dysphorie en nous la montrant régulièrement dans un miroir : si les surfaces de ces miroirs sont intactes, les sujets qu’on y aperçoit sont tous fêlés. Mais dans les reproductions de Dellsperger, qui révèlent toutes leurs fissures, ces sujets sont de nouveau entiers. Chaque rôle est inversé, et chaque acteur, cisgenre ou genderqueer, joue en drag. Il est donc de bon ton que le meurtre de Body Double 1 prenne place dans un espace qui ressemble à un placard, ce lieu de subjectivation queer et transgenre. Un espace qui, d’après Sedgwick, a été construit autour de la binarité intérieur/extérieur que l’on rattachait au stéréotype d’« inversion sexuelle6 » au début du vingtième siècle. En se tuant lui-même — ou plutôt, la doublure de son double — Dellsperger a trouvé comment se libérer.
INT. CANNES — FIN DES ANNÉES 70
Un film passe à la télévision du salon. « Enfin, je suis toute apprêtée et prête à tomber amoureuse ! », roucoule Babs Johnson, jouée par l’actrice et drag queen Divine. Sa robe à pois argentés et ses sourcils arqués sont à peine nets, ses mouvements étrangement saccadés. Le film c’est Pink Flamingos (1972) de John Waters, et Brice Dellsperger est captivé. Bien sûr, ce n’est pas mon propre souvenir, ni exactement celui de Dellsperger, qui ne se souvient pas quand il a vu le célèbre film de Waters pour la première fois, piraté sur une cassette VHS abîmée. Comme la copie elle-même, les détails sont flous. Il se peut que ce soit des années plus tard — mais il se souvient que la cassette fut passée d’amis en amis, la bande magnétique perdant peu à peu son éclat : « C’était une pratique courante à l’époque », dit-il7. Enregistrements sur cassette de ce qui passait à la radio, copies illégales des albums des Cocteau Twins ou des Sisters of Mercy, étaient réalisés et offerts comme de précieux cadeaux. Copier quelque chose était une façon de se l’approprier.
Cannes est peut-être une destination saisonnière dans l’industrie du cinéma, mais ce n’était pas vraiment le centre de l’univers culturel au moment où Dellsperger y passe son enfance, et comme tous les gamins gays, l’artiste débutant s’attachait à tout support capable de lui offrir une vision de lui-même, aussi déformée soit-elle — et, par extension, la promesse d’une échappatoire. Il annotait le programme télé chez ses parents pour y trouver les rediffusions de films et séries qui lui plaisaient, particulièrement ceux centrés sur des personnages principaux féminins forts. Il adorait les divas de Dynastie, Drôles de dames et Super Jaimie, et était fasciné par le fait que ces séries utilisaient des hommes en perruque comme doublures8. Quel fabuleux destin, porter de longues tresses blondes et s’élancer dans l’air !
Les premières héroïnes d’action à la télévision représentaient une rupture avec l’oppressive idéologie de genre de la période d’après-guerre, même si leur apparence respectait un stéréotype féminin. Dellsperger décrit ceci comme la « machine à laver du genre », où tout est toujours en mouvement et rien n’est jamais à l’endroit ; très jeune, il refusait d’être laver. Au lieu de ça, à travers sa pratique, il est devenu les femmes qu’il idolâtrait, utilisant un médium de lumière projetée pour se projeter sur l’identité d’autrui. « J’essaie de jouer avec l’identification », a dit Dellsperger. « Je crois qu’on s’identifie aux personnages qu’on aime, au point de vouloir leur ressembler.9 » En effet, comme le remarque Butler, « l’identification et le désir peuvent coexister, et […] les formuler en termes d’opposés mutuellement exclusifs sert une matrice hétérosexuelle10. » Tout homme vraiment gay le sait : on peut à la fois vouloir être quelqu’un et avoir envie de le baiser.
...la répétition incessante (...) multiplie l’identité comme un virus, qui s’introduit dans celles et ceux qu’il infecte.
D’après José Esteban Muñoz, « s’identifier à un objet, une personne, un style de vie, une histoire, une idéologie politique, une orientation religieuse, et ainsi de suite, signifie également s’identifier simultanément et partiellement à d’autres aspects de son monde social et psychique, ou encore ne s’identifier que partiellement à ces aspects11 ». Les Body Doubles de Dellsperger recréent et redirigent son identification ressentie face à ces divas télévisées en quelque chose de bien plus psychologiquement nuancé. Ils nous rappellent plutôt James Baldwin qui se reconnaissait, petit garçon, dans Bette Davis, avec ses « grands yeux pop » après l’avoir découverte au cinéma. « J’ai été saisi […] par l’intelligence tendue du front, le désastre des lèvres : et quand elle bougeait, elle bougeait exactement comme une femme noire12 ». Cette actrice blanche célèbre, à des milliers de kilomètres géographiques du jeune Baldwin, et même des millions en termes de distance sociale, était toutefois la preuve que quelqu’un comme lui, à savoir un homme efféminé avec les mêmes grands yeux qu’elle, pouvait dominer la scène. « J’avais découvert que mon infirmité n’était peut-être pas une malédiction », écrit-il, « mon infirmité, ou mes infirmités, pouvait être transformée en arme13. »
Muñoz qualifie cette technique, qui à la fois est une projection sur l’autre mais aussi s’en détourne, de « désidentification », et elle est un élément crucial des films de Dellsperger. La désidentification « est une stratégie qui agit sur et contre l’idéologie dominante », par exemple le genre : « Au lieu de se plier aux pressions de l’idéologie dominante (identification, assimilation) ou de tenter de se libérer de sa sphère inéluctable (contre-identification, utopisme) », elle « tente de transformer une logique culturelle de l’intérieur14 ». Mais, surtout, pour Dellsperger, comme « pour Baldwin, la désidentification est plus qu’un simple tournant interprétatif ou une manœuvre psychique, c’est une stratégie de survie15 ».
En 2017, plus de vingt ans après son premier Body Double, Dellsperger met en scène sa propre version d’un extrait d’un autre film de Brian De Palma, Carrie (1976), pour Body Double 32. Plutôt que le mémorable bain de sang du bal de fin d’année qui constitue le climax du film, il choisit une scène plus anodine du début du film, disant qu’elle lui rappelle le harcèlement subi dans les vestiaires quand il était enfant. À ce stade, Dellsperger a depuis longtemps cessé de figurer dans toutes ses vidéos ; l’acteur·ice non-binaire Alex Wetter joue Carrie, ainsi que toutes les autres filles dans le vestiaire — une trentaine d’entre elles. Sur une bande-originale sirupeuse au synthé, écrite pour le projet par Didier Blasco, collaborateur sur plusieurs Body Doubles, Dellsperger étire le plan-séquence de De Palma en une titillation au ralenti absurde. Quand Carrie a ses règles dans la douche, on la voit d’abord reflétée dans les tuyaux ; puis, tout à coup, elle est partout. Toutes les autres filles, qui au départ avaient leurs propres coiffures, maquillages et personnalités — malgré leurs visages identiques — sont désormais toutes indéniablement Carrie, leurs mains couvertes du même sang. « C’est une malédiction », explique Dellsperger16. Un maléfice de vengeance ? Peut-être : la version de De Palma est encore plus difficile à regarder, quand la honte de Carrie devient sujet des moqueries des autres filles. Contrairement à elle, toutes ont déjà vécu ce moment. Mais la répétition incessante de Body Double 32 va plus loin : elle multiplie l’identité comme un virus, qui s’introduit dans celles et ceux qu’il infecte. Revisitant une situation de traumatisme d’enfance en retravaillant un classique camp de la jeunesse de l’artiste, la vidéo est un exemple de désidentification comme stratégie de survie. Elle nous rappelle que du fait — et non en dépit — de nos différences, nous sommes tous globalement identiques.
INT. BOÎTE DE NUIT — 1995
Brice Dellsperger entre en scène. En l’occurrence, le sol de béton et les murs blanchis des ateliers d’artistes de la Villa Arson à Nice, transformés pour sa première performance live, Ladies and Gentlemen (1995). Vêtu d’un corset noir, de talons hauts, de bas avec porte-jarretelles et d’un boa de plumes rouges, l’artiste entame un effeuillage sensuel devant le groupe de ses camarades de classe. Be Thankful for What You’ve Got (feat. Tony Brian) (1992) de Massive Attack s’échappe d’un ghetto-blaster. Dellsperger a mémorisé la chorégraphie du clip de la chanson, dans lequel une femme effectue un strip-tease acrobatique sur la scène de Raymond Revuebar, un célèbre club burlesque du quartier de Soho, à Londres. Il y a déjà une subtile inversion des genres dans son playback de la voix de fausset de Brian, mais pour sa réinterprétation, Dellsperger ajoute un nouveau détail, en enfilant ses vêtements au lieu de les retirer. La grande révélation ici est un acte d’autotransformation, qui place le plaisir érotique dans la construction du genre plutôt que sa conception biologique essentialiste. Il est donc très à propos que, dans la vidéo de Massive Attack, la danseuse principale se produise dans le décor d’un ascenseur, une cabine de la même taille et forme qu’un placard — là où Dellsperger filmera son tout premier Body Double plus tard la même année.
Dellsperger était un habitué des drag clubs niçois avant d’emménager à Paris en 1995. « J’étais fasciné par ces imitateurs : le spectacle est très frontal, il est fait pour être regardé de face comme une image, mais une image avec du relief et de la profondeur », disait-il17. À cet égard, le drag rappelle l’observation célèbre de David Panofsky concernant l’art baroque, par exemple l’Extase de sainte Thérèse (1647-52) du Bernin : vus de face, les tableaux sculpturaux sont une sorte de peinture qui prend vie18. Peut-être que les performances que Dellsperger a pu voir étaient des collections de statues prenant vie — l’animation d’un idéal impossible, comme la Galatée de Pygmalion. Le maquillage drag exagéré suggère bien une féminité inaccessible. Quant aux performeurs eux-mêmes, Dellsperger admirait leur bravoure : « J’étais fasciné par la transformation », dit-il. « Je trouvais ça très courageux, la plus grande des aventures, comme aller sur la Lune19. »
« Pour moi, le film est le résultat d’une performance »
Avec ses « Body Doubles », commencés peu avant son départ pour Paris, Dellsperger a cherché à s’assurer plus de contrôle sur son travail que ne pourrait le faire une performance live, même si l’esprit de la performance les anime tous. « Pour moi, le film est le résultat d’une performance », a-t-il déclaré. « D’ailleurs, les premières vidéos de l’art contemporain étaient souvent des enregistrements de performance20. » Ce pourrait être une référence aux pratiques artistiques conceptuelles des années 60 et 70, même si le travail de Dellsperger se rapproche plus des « Untitled Film Stills » de Cindy Sherman et du travail de la Picture Generation dans les années 80, dont les appropriations critiquaient le pouvoir des médias dans la culture postmoderne. Sherman utilisait la photographie pour reproduire l’ambiance mythifiante du cinéma ; on reconnaît toutes ses femmes, même sans les avoir vues auparavant.
Dans ce genre de projet, les personnages sont plus réels que la scène. « Je vois mon travail comme un ensemble d’artificialités — même s’il s’agit de performances qui prennent place dans le monde réel, elles sont ensuite transposées dans un monde imaginaire : ce que j’appelle le flottement esthétique de mes personnages, qui souligne une perte de repères », remarque Dellsperger. « Ainsi, mon travail contient l’idée que les personnages doivent entrer en tension avec le monde artificiel dans lequel ils sont insérés21. » Les avatars de l’artiste revendiquent le pouvoir de définir ce qui est réel ou faux, méprisant ceux qui fixeraient le cadre de leur identité. Lorsqu’ils échappent au monde hétéronormé, le résultat peut donner le vertige.
Body Double 1 était le premier de nombreux hommages à De Palma. Ce n’était pas non plus la seule scène de Pulsions que Dellsperger reconstruira par la suite. Body Double 5 (1996) fait référence au moment où Kate Miller perd tous ses points de repère : assise devant le portrait d’une femme dans un musée, un homme chic et mystérieux portant des lunettes noires la rejoint sans un mot. Elle lui sourit, mais lui ne sourit pas en retour ; lorsqu’il se lève, elle le suit à travers un déroutant labyrinthe de tableaux de maîtres anciens. Comme nombre des références de Dellsperger, celle-là reprend les codes queer jusqu’à l’absurde, une scène de cruising22 qui tourne mal. L’art sert littéralement à complexifier le désir. Mais on le remarque plus difficilement dans Body Double 5 car l’artiste choisit de rejouer la scène dans un coin calme de Disneyland Paris, le musée des masses. Et dans la vidéo, il se cruise lui-même : on observe deux femmes aux carrés bruns, vêtues de costumes noirs — jumelles identiques, numériquement rassemblées — assises côte à côte sur un banc. Leur incapacité à se reconnaître l’une l’autre semble absurde ; mais la vidéo de Dellsperger est un miroir qui a transformé le moi en un autre.
Body Double 5 traduit également chez Dellsperger un recours de plus en plus ambitieux à la technologie lors de la duplication et synchronisation de ses vidéos. Il parvient à calquer parfaitement ses mouvements sur la bande-son du film de De Palma en cachant entre ses jambes un lecteur Hi8 où défile Pulsions. La duplication de sa représentation, réussie grâce à un simple écran partagé dans certaines scènes et un collage post-production plus élaboré dans d’autres, est annonciatrice des méthodes qu’il emploiera dans les Body Doubles suivants. Mais la précision technologique, à l’instar du costume d’une drag queen, ne fait que souligner ses propres défauts quand elle tend vers la perfection. Il en va de même à Disneyland : jusqu’à l’heure de leur performance, les acteurs en costumes improbables qui saluent les enfants dans « l’endroit le plus joyeux du monde » ne sont jamais autorisés à être vus sans leur déguisement, mais se déplacent à l’abri des regards derrière les fausses façades imitant une architecture ancienne et les montagnes enneigées peintes sur des panneaux de bois. La synchronisation est une obligation contractuelle du métier. Comme les musées, les parcs d’attraction nous entraînent dans leurs fictions captivantes. Là-bas, le genre est moins une « machine à laver » qu’un tour de montagnes russes sans fin.
La synchronisation exacte des vidéos de Dellsperger a autant d’importance que les moments où elles cessent d’être en rythme. En 1997, il commence à expérimenter les vidéos à trois canaux dont les écrans jouent simultanément la même scène de film. Dans Body Double 8, trois acteurs jouent Luke Skywalker et la princesse Leia au moment où ils découvrent dans Star Wars : Épisode VI — Le Retour du Jedi (1983) qu’ils sont frère et sœur. Sur chaque écran, les acteurs ont incestueusement changé de rôle. Là encore, l’objectif de Dellsperger n’est pas la vraisemblance : même habillés et maquillés de la même façon, les acteurs ne se ressemblent pas, et les coupes ne sont pas toujours alignées. Cette multiplication simultanée renforce l’idée que chaque copie n’a pas d’original. Ces rôles dépassent les limites de leurs cadres.
Dans sa vidéo multicanal de 1997, Dellsperger commence également à travailler avec d’autres acteurs que lui-même. Il recrute dans la rue des hommes et drag queens du Blueboy, une de ses boîtes gay préférées à Nice, puis rencontre Sophie Lesné, qu’il fait jouer dans Body Double 14 (1999) — une réinterprétation de la scène du feu de camp dans le film culte de la culture queer My Own Private Idaho (1991) — au Pulp, un club lesbien légendaire à Paris23. Il débute également une collaboration de plusieurs décennies avec l’artiste et chanteur punk-rock Jean-Luc Verna, qui en 2000 sera au cœur du plus ambitieux projet de Dellsperger à ce jour : une minutieuse reproduction des 102 minutes du film L’important c’est d’aimer (1975), d’Andrzej Zulawski, dans laquelle Verna joue chaque personnage. Le choix de Zulawski est révélateur, puisque le film de l’immigré polonais suit une actrice malchanceuse, arrachée du tournage d’un film érotique pour jouer dans une pièce de théâtre. La scène d’ouverture brise le quatrième mur, créant un effet de distanciation brechtien — le fait de rendre soudainement étranges un médium et ses illusions. Dans Body Double (X), on observe un Verna en drag croiser avec horreur son propre cadavre, avant qu’une équipe de tournage composée de ses propres clones n’arrive, révélant que le tout n’est qu’une performance pour la caméra. Dellsperger a tracé les corps de chaque acteur du film d’origine sur un calque transparent, fixé à un moniteur, pour pouvoir indiquer précisément à Verna où se tenir. (Dans de plus récents Body Doubles, ces positions sont indiquées par des coordonnées sur une grille, comme pour la chorégraphie d’un ballet.) Tous ces Verna sont ensuite assemblés dans un montage à donner le vertige, chacun hanté par un halo digital. Le film de Dellsperger n’est pas seulement la représentation d’une représentation, mais plutôt un film sur un film sur un film, aux références si entremêlées qu’on pourrait tourner en rond pour toujours.
Mais le cinéma a toujours été une affaire complexe. S’il est continu, c’est parce qu’il fait un tour sur lui-même. Bien qu’elles se fassent plus ambitieuses, les méthodes de Dellsperger suivent le même cycle. Juste après avoir achevé la tâche gargantuesque d’éditer numériquement Body Double (X), l’artiste est retourné à ses sources, la performance, en dirigeant des acteurs devant une projection sur écran du film de David Lynch Twin Peaks: Fire Walk With Me (1992) pour Body Double 17 (2001). Les acteurs de Lynch ont été numériquement supprimés des plans d’origine, permettant aux acteurs de Dellsperger de jouer sous les projecteurs dont les calques colorés imitaient approximativement les teintes de la production originale. Il y a quelque chose de profondément dérangeant — lynchien, peut-être — dans le fait que Dellsperger fait disparaître Laura Palmer et la remplace par un sosie. Avec ses méthodes uniques, Body Double 17 est peut-être plus réaliste que le reste des vidéos de Dellsperger, mais, tout comme les zones d’obscurité de Body Double (X), il est hanté par le grain de son image de fond, comme si le film de Lynch au sujet d’un enlèvement spirituel avait lui-même commencé à disparaître.
Jusqu’à Body Double 21, Dellsperger a toujours utilisé les bandes originales des films pour accompagner ses vidéos. Dans ce projet, une reproduction du suicide dans la baignoire des Lois de l’attraction, le morceau Without You (1971) d’Harry Nilsson, tiré de la bande-son originale, a été déformé de façon à sembler parvenir des tréfonds d’une eau ensanglantée. Si les playbacks parfaitement en rythme de Dellsperger avaient « la capacité d’abolir les limites entre le soi et de l’autre, suggérant une singularité entre le corps qui performe et la voix du morceau24 », ses manipulations audio ultérieures, qui imitent sans reproduire exactement la bande-son originale, soulignent les difficultés d’articuler son identité à travers n’importe quel support représentatif. De plus, elles poussent souvent les sous-entendus jusqu’à des extrêmes pervers.
Ces dernières années, Dellsperger a collaboré avec le réalisateur et compositeur Didier Blasco afin de créer de nouvelles bandes-son pour ses vidéos, y compris Body Doubles 32, 35, et 36. Sur le plan pratique, c’était peut-être un moyen d’éviter des problèmes de droits d’auteur, mais c’est aussi une référence à la longue histoire du doublage, une pratique courante en France pour les films et séries étrangers. On pourrait considérer les films de Dellsperger comme étant eux-mêmes des doublages, plutôt que des doubles — des traductions, pas des copies, qui enrichissent leur source tout autant qu’elles en retirent. Les contresens créés par la traduction sont aussi essentiels à la façon dont le cinéma fonctionne au niveau représentatif. « Parce que le spectateur et l’acteur ne sont jamais au même endroit au même moment, le cinéma est une histoire de rencontres manquées, » avançait Kaja Silverman. « De plus, contrairement au théâtre, qui emploie de vrais acteurs pour représenter des personnages fictifs, le film communique ses illusions à travers d’autres illusions ; il est une double simulation, la représentation d’une représentation25. » Dans les Body Doubles de Dellsperger, impossible de savoir où s’arrête ce palais des glaces.
INT. STUDIO DE DANSE — JOUR
Les vidéos de Dellsperger (...) ne sont pas des représentations mais des déconstructions du fonctionnement de l’identité dans un monde façonné par les fictions cinématographiques.
Une femme hoche la tête au rythme de la musique, faisant tournoyer sa queue de cheval haute comme si c’était un fouet. Au départ, on ne voit que sa tête et ses épaules, reflétées dans l’écran adjacent. En avançant dans la séquence alors que la caméra commence à élargir le champ, on réalise que le reflet n’est pas qu’un effet de post-production : cette femme se trouve dans un studio de danse aux murs tapissés de miroirs, où elle — ainsi que ses étudiantes, qui sont aussi elle-même — est reflétée dans une sorte de régression permanente. Dellsperger a mis en scène le cours d’aérobic cliché du drame romantique de James Bridge, Perfect (1985), en une longue semaine passée à son ancienne université, la Villa Arson, pour Body Double 36 (2019). Jean Biche danse chaque rôle ; comme dans nombre des vidéos de Dellsperger, tous les hommes dans la pièce — y compris l’acteur principal, initialement joué par John Travolta — sont devenus des femmes. Dans son adaptation musicale, Didier Blasco a donné à la bande-originale de la scène, Shock Me (with Jermaine Jackson), de Whitney Houston, un ton hyperpop presque névrosé. Alors que la scène dure plus de deux fois plus longtemps que les quatre minutes de la scène originale, on commence à remarquer que tout ne colle pas : les miroirs du studio ne reflètent pas toujours les corps qui leur font face. Les deux écrans en miroir ne sont pas toujours identiques non plus. À plusieurs reprises, les avatars parfaitement synchronisés de Jean Biche ne sont plus calqués les uns sur les autres, pas même sur leurs propres reflets. Si l’image dans le miroir n’est plus fidèle à la vérité, c’est aussi le cas des représentations dans le cinéma de Dellsperger — un médium dont la technologie s’appuie sur ce même type de miroirs pour refléter la lumière.
Lors de l’installation de la pièce à la Villa Arson, les deux écrans étaient projetés sur un support de 17 mètres surplombant un sol en miroir, plaçant les spectateurs au milieu d’un kaléidoscope cinématographique. Les corps palpitants se repliaient symétriquement autour d’un point focal central, comme une vulve qui se contracterait sans fin. Le dispositif suggérait que l’architecture interne et externe du cinéma peuvent toutes deux servir à amplifier son illusionnisme introspectif. Par le même procédé, les dislocations des vidéos de Dellsperger nous rappellent qu’il ne faut pas toujours croire ce que l’on voit.
Dans ce sens, Body Double 36 implose son matériau source, repliant ces corps légitimes, « parfaits », sur eux-mêmes. La vidéo renvoie l’identité, ou plutôt l’image de soi, à travers le miroir qui la constitue à l’origine. La célèbre scène-miroir de Lacan, ce moment crucial de la subjectivation enfantine où l’on apprend à reconnaître notre propre reflet, est compliquée par notre identification à des acteurs sur le grand écran. On a beau savoir que l’on ne se voit pas soi-même dans un film, cela ne nous empêche pas de nous imaginer à l’écran, vivant les mêmes actions. Cet aspect du cinéma est ce qui en fait un outil de propagande aussi fort — et, à l’inverse, dans la pratique de Dellsperger, un mécanisme de critique aussi efficace. Comme l’a observé le psychanalyste lacanien et théoricien du film Christian Metz, le cinéma est une « chaîne de miroirs nombreux » comme « le corps humain, comme un outil de précision, comme une institution sociale26 ». Ces trois aspects se rejoignent dans les vidéos de Dellsperger, pour ensuite s’effondrer. Ses pièces ne sont pas des représentations mais des déconstructions du fonctionnement de l’identité dans un monde façonné par les fictions cinématographiques.
Brice Dellsperger, Body Double 36, 2019, installation, double projection synchronisée, film 2K, format, 2.39 letterbox, son, 08 min. 58 sec. Courtesy de l'artiste et Air de Paris.
Récemment, les miroirs ont joué un rôle encore plus central dans les vidéos de Dellsperger, ne laissant aucun doute quant au fait que leur reproduction de références cinématographiques est également le reflet du public lui-même. Dans Body Double 39 (2024), trois acteurs sur trois écrans s’échangent les rôles des jumeaux gynécologues et de leur amante dans Faux-Semblants (1988), de David Cronenberg, les jumeaux portant des masques réfléchissants opaques. Tandis que les écrans se synchronisent et se désynchronisent avec leur piste audio, les masques monopolisent notre attention, déformant non seulement leur environnement, mais aussi le regard de la caméra. Dellsperger caractérise le masque de « trou noir », ce qui semble adapté, non seulement à cause de la façon dont il structure l’image, mais aussi parce qu’il efface l’expression des acteurs, indicateurs clés de la narration. Si, avant, les vidéos de Dellsperger faisaient souvent jouer plusieurs personnages par un même acteur, ici, les différents acteurs sont présentés comme identiques. Le masque rend littéral le procédé par lequel on projette nos désirs changeants et nos (dés)identifications sur des personnages de cinéma, abolissant temporairement l’espace entre le soi et l’autre. Comme dans toute la pratique de Dellsperger, le sens se trouve très littéralement dans l’œil du spectateur ; suivant le même principe, un jeune homme gay peut se voir dans les yeux d’une diva. C’est le cinéma comme vide réfléchissant — un vide dans lequel nous pouvons nous retrouver, et interpréter ce que nous voulons être.