
Dans son œuvre de 1550, De Subtilitate, Girolamo Cardano explore l’intrigante capacité d’entendre les sons non seulement à travers les oreilles, mais aussi à travers les dents et les os. Le physicien, mathématicien, astrologue et philosophe italien avait remarqué qu’une personne sourde ou malentendante pouvait percevoir le son lorsqu’un bâtonnet ou une barre était placé entre ses dents, permettant ainsi aux vibrations d’atteindre le crâne. Il en déduisit que le son pouvait voyager à travers des matériaux solides jusqu’à l’oreille interne, sans passer par l’oreille externe et moyenne. Bien que l’explication anatomique complète de la conduction vibratoire à travers le nerf auditif, sur laquelle se base la conduction osseuse, n’ait été établie que des siècles plus tard, les découvertes de Cardano ont servi de fondation aux futures avancées scientifiques.
Dans Racine, Pistil (2024), une sculpture sonore d’Anne Le Troter (née en 1985 à Saint-Étienne, vit à Paris), l’auditeur·ice place un bâton dans sa bouche. L’autre extrémité du bâton est positionnée directement contre l’extrémité d’un câble en acier courbé protégé par des bonnets de soutien-gorge repliés pour évoquer des fleurs. Les câbles émergent d’un arrangement de plantes séchées et de tiges en acier inoxydable connectées à un haut-parleur. Le son voyage ensuite à travers l’acier — régulièrement et instamment — puis à travers le bâton et jusqu’aux dents de l’auditeur·ice, redistribuant la parole dans les profondeurs de l’oreille grâce à la conduction osseuse. Ce geste — intime, presque absurde, et érotiquement chargé — réduit la distance entre l’entente et le corps, permettant au son de devenir une expérience en bouche et à l’auditeur·ice d’avaler les mots entendus.
Le langage utilisé par Anne Le Troter est riche, tactile et viscéral, mêlant découverte érotique et cycles botaniques, empli de mots qui bourdonnent, coulent, écrasent ou fracturent.
Anne Le Troter n’est en aucun cas une scientifique, mais elle est profondément attentive à la façon dont les protocoles scientifiques et les avancées technologiques façonnent la matérialité du langage — en particulier la langue parlée puisqu’elle circule à travers des systèmes institutionnels, corporatifs et affectifs. En travaillant à la croisée de l’installation sonore, de la performance, de l’écriture et du théâtre, l’artiste enquête sur le fonctionnement de la parole au sein des architectures du pouvoir, de l’intimité et de l’abstraction. Racine, Pistil puise dans la pornographie audio, l’érotisme du son et l’ASMR3— des registres de stimulation auditive qui auraient probablement stupéfié quelqu’un comme Girolamo Cardano. Le script, intitulé La Pornoplante, introduit une métamorphose poétique du corps de la narratrice, l’artiste, qui commence à développer un organe sexuel — une nouvelle entité végétale qui s’épanouit à un stade plus avancé de la vie.
Avaler le dialogue d’autrui est peut-être la pratique d’écoute la plus sensuelle que j’aie jamais rencontrée dans un espace d’exposition. Cette chorégraphie d’ingestion produit ce qu’Anne Le Troter appelle « l’écoute consentie » : un mode de réception qui met au premier plan la liberté de l’auditeur·ice tout en l’invitant dans un espace de vulnérabilité accrue. Ici, le consentement n’est pas seulement une procédure mais une sensibilité — il implique une volonté de laisser la voix d’autrui résonner dans son propre corps, d’accueillir la parole pas seulement dans l’oreille, mais dans la bouche, les dents, les os. L’acte d’écouter devient indissociable du fait de toucher, goûter, absorber. En offrant deux pistes audio différentes — un conte érotique pour adultes et une fable de métamorphose pour un public plus jeune — Anne Le Troter structure une expérience d’écoute comme une pratique partagée, négociée.
La métaphore botanique présente la sexualité comme une expérience hors normes profondément incarnée, liée à la saisonnalité et à la vitalité corporelle. Alors que le scénario raconte l’exploration joyeuse et instinctive de ce membre récemment découvert, cette vitalité est saisonnière : quand vient l’automne, ce sexe flétrit et tombe. La narratrice fait le deuil de cette perte, médite sur sa désintégration et, alors que l’hiver approche, s’en remet au « ministère de la Solitude », un service social fictif qui prodigue des soins standardisés dans le but d’encourager la reconnexion ou la rééducation. Symbolisant le complexe médico-thérapeutique industriel, cette institution reflète la façon dont les systèmes dominants réduisent transformations physiques, transitions et états affectifs complexes en symptômes gérables tout en négligeant le poétique, l’inquantifiable et l’érotique. Tandis qu’elle explore d’autres options thérapeutiques alternatives aux soins institutionnels, elle est réconfortée par l’arrivée éventuelle du printemps, qui renvoie à une temporalité corporelle cyclique et génératrice. Bien qu’elle rêve de développer un sexe encore plus gros, « neuf et indéboulonnable », évoquant une sorte de phallus dissocié du patriarcat, l’organe sexuel n’est jamais genré. Au contraire, il est une expérience végétale, transcorporelle — une forme de vie intermédiaire, entre humain et plante.
Le langage utilisé par Anne Le Troter est riche, tactile et viscéral, mêlant découverte érotique et cycles botaniques, empli de mots qui bourdonnent, coulent, écrasent ou fracturent. Le script a été écrit pendant une résidence effectuée par l’artiste à la Bergerie nationale de Rambouillet, un centre de recherche et d’innovation agricole établi par Louis XIV pour améliorer la production de laine et les méthodes d’élevage en France. Au cours du dix-neuvième siècle, la Bergerie est devenue une ferme expérimentale, élevant des moutons et, par la suite, d’autres animaux de bétail, devenant la première ferme française à mettre en place la reproduction animale assistée. Pour Anne Le Troter, ce contexte historique permet une métaphore profonde de la sexualité au sein du cadre médico-pharmaceutique, traçant des parallèles entre le contrôle animal, le désir humain et l’autonomie.


Dans La Pornoplante, la voix n’est pas seulement un outil de communication ; elle incarne également la chair, la forme, la résistance, la séduction et l’excès, articulés à l’écrit et reçus de manière gutturale par l’auditeur·ice. Anne Le Troter approche la voix non pas comme un véhicule de sens évident, mais comme un matériau tangible — fragile, résilient et d’une richesse expressive au-delà de la simple sémantique. Ses travaux sonores arrêtent ou rejettent souvent le langage verbal pour privilégier d’autres formes de communication (tels que les grognements, le silence et les bruits de mastication). Il y a une forte insistance sur la façon dont le langage et la voix sont intrinsèquement connectés. Ses travaux contribuent à mettre en avant une poétique et une politique de la voix, non pas en tant que symbole abstrait, mais comme un vestige vivant inséparable du corps, lui-même un espace mutable, politisé.
Une présentation plus ancienne de La Pornoplante (Chapitre 1/3) (2021) à Bétonsalon – Centre d'art et de recherche à Paris — comprenait une œuvre audio qui vibrait sous le corps du public, transmise via des câbles audio tissés formant une assise, un banc équipé de petites enceintes installées dans des bonnets de soutien-gorge repliés, comme si le son provenait de pistils en attente de pollinisation. Ses installations et sculptures sonores distribuent souvent la voix à travers l’espace et le mobilier, par exemple des bancs, des coussins et des câbles, transformant le langage en une vibration environnementale. Grâce à des environnements d’écoute soigneusement composés, l’artiste créé des espaces dans lesquels l’écoute devient une expérience collective, incarnée et parfois inconfortable.
Par exemple, dans Le Corps Living Room (2023), un groupe d’individus défie les notions traditionnelles de posture et de productivité, en se transformant en mobilier, par exemple des chaises, des tables et des chandeliers, sur un fond forestier. Ils mettent en œuvre une forme de résistance aux logiques capitalistes de la valeur par l’immobilité, en fusionnant l’endurance avec un sens de la passivité à travers des rituels basés sur le son. L’expérience « d’être une chaise » représente un rejet à la fois physique et philosophique des normes sociétales autour du labeur, de la visibilité et de l’engagement verbal. Par le biais de l’humour, de la poésie et d’une imagerie grotesque, tous explorent les questions de l’utilité, de l’objectivation érotique et du désir primaire.
Présentée dans une scénographie de câbles audio, la sculpture sonore comprend deux plaques en verre équipées de transducteurs qui vibrent aux fréquences de l’œuvre. Le public touche le verre pour ressentir le son. À l’intérieur de ces plaques, Anne Le Troter représente deux personnages : l’un copule avec une plante d’intérieur, tandis que l’autre fusionne érotiquement avec une table basse. Dans le script, un autre personnage envisage devenir un jouet pour chien, « mordillé, léché, dégoulinant de salive ». Leur rêve ultime est de se transformer en objets chéris évoluant sur la frontière ténue entre amour et destruction. Ici, parvenir à un état sessile, comme celui d’une plante, ou adopter l’immobilité d’un meuble représente une forme paradoxale de liberté.

L’installation sonore Parler de loin ou bien se taire (2019) prend place au sein de l’architecture stérilisée d’une banque de sperme. En route pour une exposition, l’artiste a rencontré un·e employé·e qui lui a décrit, avec une facilité procédurale, le processus de sélection des donneurs potentiels. Sur le site public de l’entreprise, les profils des donneurs sont accompagnés d’enregistrements d’entretiens dans lesquels les hommes répondent à des questions vaguement scénarisées autour de leur enfance, leur travail, leur famille — des vignettes de leur intimité préparées pour évaluation. Ces enregistrements sont ponctués de commentaires du personnel de la clinique. « Il est mignon, charmant, drôle… » Ces affirmations à la fois désinvoltes, tendres et transactionnelles amplifient la dissonance au cœur de l’échange.
Pour cette œuvre sonore fictive, Anne Le Troter a travaillé avec des acteurs pour recréer les voix enregistrées ainsi que des messages automatisés et les descriptions de style publicitaire basées sur les commentaires du personnel. Le langage est répétitif, banal et étrangement poétique — empli de « Et euh… », de tons professionnels et d’arguments de vente pleins d’émotion. Les donneurs sont décrits de façon fragmentée : « gentil », « athlétique », « drôle », « doux », « sincère », qui forment un objet sonore aux répétitions absurdes et un composite de masculinité idéalisée. L’œuvre critique la façon dont le langage, et en particulier le discours commercial et reproductif, réifie l’intime, les corps et les émotions. À propos du fonctionnement de cette pièce, elle explique :
« (…) J'ai composé une chanson à partir de 400 commentaires d'employé·es de l'entreprise, en me concentrant sur 400 donneurs de sperme. L’ensemble forme une sorte de comptine pré-adolescente, naïve et enivrante. (…) Je me suis attardée sur chacune des anecdotes pour fabriquer un chant d’amour sonore, une comptine et un poème, m’attachant avant tout à la beauté, oui la beauté de la démarche [des donneurs de sperme]4. »
Présentée pour la première fois au Centre d’art contemporain de Saint-Nazaire et plus tard au Centre Pompidou, l’installation se déploie dans un environnement d’un rose doux et clinique, reproduisant une salle d’attente dans laquelle convergent soin bureaucratique et intimité sonore. Les bancs d’attente sont striés par des kilomètres de câbles audio découverts, qui se faufilent dans l’espace comme des urètres, transportant une composition à six pistes qui flotte au-dessus de la tête des visiteurs, reproduisant l’architecture d’un discours désincarné. Au sein de cet espace affectif, les voix censées rassurer ou informer se transforment en absurdes portraits hyper-descriptifs de donneurs de sperme, leurs profils émotionnels décrits avec ambivalence. Ici, le stérile et le sentimental se mêlent pour révéler le cœur dérangeant de la machine reproductive : une intimité manufacturée — polie, répétitive, une promesse d’espoir et de possibilité étrangement vide.
Utilisant un vocabulaire spatial similaire, Les Volontaires pigments-médicaments (2022) se déploie comme une reconstitution sonore qui mêle les voix de Jean Cocteau, Joséphine Baker, Max Beckmann afin de représenter l’artiste du vingtième siècle Louise Hervieu, qui a créé le carnet de santé utilisé en France. Dans cette œuvre audio, Anne Le Troter reconstruit leurs échanges et invite des artistes à prêter leur voix, réactivant les débats. À travers un protocole thérapeutique fictif, ils imaginent avoir dû donner des parties de leur corps pour permettre l’extraction de pigments. Ensemble, ils développent, au fil de leurs conversations, la biographie médicale d’un corps collectif basé sur l’expérience trans-temporelle des travailleur·euse·s de l’art.
La nouveauté de cette sculpture auditive réside dans la façon dont les câbles audio sont connectés à des formes d’acier soudé coulées directement dans le sol de la galerie, façonnées pour former des silhouettes érotiquement chargées — comme si le bâtiment lui-même s’échappait par ses pores. En associant des fragments de fiction historique, de langage bureaucratique et de registres testimoniaux, Anne Le Troter construit un environnement acoustique immersif dans lequel le langage circule entre les résidus d’archives, les excrétions architecturales et l’intimité corporelle. Cette constellation polyphonique présentée à Bétonsalon incarne ce qu’elle qualifie de « dramaturgie légère », où on laisse l’auditeur·ice naviguer dans l’ambivalence plutôt que dans une conclusion narrative.
À travers toutes ces pièces sonores, Anne Le Troter et ses collaborateur·ices (ami·es, artistes ASMR, volontaires) construisent un univers dans lequel le corps parle des langages inattendus, explorant les dimensions indisciplinées, excessives et sonores de la voix. Ils et elles défient le fonctionnalisme, érotisent la passivité et transforment le grotesque et l’intime en outils à la fois d’expression poétique et de critique politique. Ces textes habitent des mondes spéculatifs dans lesquels devenir autre (une plante, une chaise, un jouet pour chien) est à la fois une échappatoire et une forme de résistance. Comme nous le rappelle bell hooks, les espaces de résistance — comme lieux d’ouverture radicale et de possibilité — sont là où un contre-langage peut émerger, et avec lui « un nouvel endroit depuis lequel articuler notre sens du monde5 ».
La vocalité à la limite du sens
Dans la pratique d’Anne Le Troter, l’écrit n’est pas subordonné à la pensée, et ne fonctionne pas non plus comme un référentiel de sens fixe.
La philosophie occidentale est connue pour être plus attentive au fond qu’à la forme d’un discours. Dans For More than Once Voice: A Philosophy of Vocal Expression, Adriana Cavarero, une philosophe italienne féministe, critique cette tradition philosophique, en particulier de Platon à Derrida, parce qu’elle privilégie le logos, c’est-à-dire le sens, la langue et le discours rationnel, plutôt que le phōnē, ici compris comme la voix, le son et la présence corporelle6. Cavarero répète que la voix n’est jamais anonyme. Chaque voix humaine est liée de manière unique à la personne qui l’émet. Contrairement au texte écrit ou au langage abstrait, la voix est porteuse d’affect, de présence, de genre et de corporéité. Entendre la voix d’un autre, c’est entendre l’autre, son genre et sa présence physique — c’est révéler qui parle, et pas seulement ce qui est dit.
Et pourtant le texte écrit, lui aussi, peut servir d’outil pour déstabiliser l’opposition de longue date entre logos et phōnē. Dans la pratique d’Anne Le Troter, l’écrit n’est pas subordonné à la pensée, et ne fonctionne pas non plus comme un référentiel de sens fixe. Au lieu de ça, il devient une partition, un script poreux qui anticipe sa propre fracture sonore. J’interprète la relation dans son travail entre écrit, parole et écoute comme un défi lancé à la philosophie dominante qui privilégie le logos — la notion du discours rationnel, sémantique — mais aussi à l’approche binaire de Cavarero.
Cette résistance est particulièrement visible à travers deux prismes conceptuels : premièrement, les théories établies par la sémioticienne et psychanalyste Julia Kristeva sur la chora sémiotique, la vocalité prélinguistique et l’abjection, qui mettent au premier plan le rythme, l’affect et le résidu corporel du langage derrière l’ordre symbolique7 ; et secondement, à travers l’ontologie sonore de Salomé Voegelin, qui, tout en suivant une approche phénoménologique, insiste également sur le rôle du son comme procédé temporel et matériel — prenant place hors du système de la langue-comme-signe8. Ces deux approches offrent une lecture cruciale de l’exploration par Anne Le Troter de la voix en tant que champ incarné et affectif, où le sens n’est pas transmis mais ressenti, dérangé et reconstruit.
Présentée dans le livre de Kristeva, La Révolution du langage poétique (1974), la chora sémiotique — dérivée du terme grec chōra, qui signifie réceptacle ou matrice — est tirée du Timée de Platon et décrit un domaine présymbolique de pulsions, de rythmes et d’intensités physiques qui précèdent le langage structuré, qu’elle appelle l’ordre symbolique. La chora ne représente pas le langage lui-même, mais plutôt la fondation physique dont le langage finit par émerger. La sémiotique, donc (à ne pas confondre avec la sémiotique qui concerne les systèmes de signes), désigne les sons, silences, intonations et expressions physiques telles que le gémissement, le soupir, le fredonnement ou le bâillement — des agitations qui portent un sens sans signifier explicitement.
Anne Le Troter, La Pornoplante. Chapitre 1, extrait sonore, 2020. Image : Vue du vernissage de « Good Service, Good Performance », au Magasin CNAC, Grenoble, 15 mars au 31 août 2025. Activation de l’œuvre d’Anne Le Troter, Plant Assistance, 2025. Courtesy Magasin CNAC. Photo : Pascale Cholette
Dans le travail d’Anne Le Troter, les halètements, bafouillements et marmonnements sont bruyants. Sa voix est profonde, pleine et ronde. Pour elle, enregistrer est un retour à l’intimité de l’écoute d’un texte dans sa tête pendant qu’elle l’écrit — une façon d’écouter vers l’intérieur avant de projeter vers l’extérieur. Chaque œuvre audio contient deux voix : la voix du script et la voix qui exprime le script. Comme elle me l’expliquait dans son atelier à Paris, elle s’intéresse à l’assemblage, au mélange et à la composition du portrait d’autrui non pas à travers l’image, mais à travers sa propre bouche — sa langue qui façonne les mots, qui assemble le temps. Ce qui en émerge est une forme de poésie concrète, qui résiste à la lisibilité et désorganise les marqueurs sonores de genre et de classe.
Voegelin, qui traite la voix comme quelque chose qui ne parle pas forcément mais qui résonne, agit ou se déplie, plaide pour une forme d’écoute qui précède l’interprétation ; une écoute qui n’a pas pour but de décoder mais de ressentir, invitant à s’ouvrir à l’incertain et à l’ambigu — une expérience incarnée et durable plutôt qu’un acte sémantique. Le vocal, en ce sens, amène une subjectivité non pas en représentant un sujet mais en le développant dans le temps. Pour Anne Le Troter, écrire opère dans le même champ vibratoire que le son : non pas comme force de stabilisation mais plutôt comme un autre espace où le langage est désarticulé, rendu rythmique, affectif et étrange. Plutôt que de renforcer la hiérarchie de la raison sur la résonance, ses travaux écrits contribuent à une pratique de l’expression qui est toujours contingente, incarnée et ouverte à la transformation.
Si Cavarero ancre son éthique de l’expression vocale dans le caractère distinct et reconnaissable de chaque voix, révélant des aspects de l’identité du genre, Kristeva et Voegelin présentent une notion de vocalité plus fluide et rebelle, qui n’affirme pas forcément l’identité mais peut au contraire la défaire ou la suspendre. Pour elles, la voix ne correspond pas toujours à l’identité ; elle peut camoufler, déformer, fragmenter ou refuser de signifier. L’accent mis par Cavarero sur la voix individuelle comme marqueur du soi implique un certain niveau de cohérence ou de récupérabilité du subjectif. À l’inverse, la théorie sémiotique de Kristeva et l’ontologie sonore de Voegelin compliquent cette notion de récupérabilité.
Dans le travail d’Anne Le Troter, cette tension réside dans la façon dont les voix sont composées, fragmentées ou désarticulées : elles ne sont pas toujours reçues comme des affirmations de présence ou d’individualité, mais comme preuves d’un système qui ventriloquise, aplanit ou instrumentalise l’expression vocale. Ses compositions polyphoniques ne cherchent pas à nous renvoyer à l’intégrité d’un locuteur, mais à nous plonger dans un champ dans lequel la voix dépasse ou échappe complètement au sujet — dans lequel elle vibre, se répète ou se saccade, générant ainsi de nouvelles subjectivités sonores. Si Cavarero nous invite à écouter quelqu’un, Anne Le Troter nous invite à écouter à travers quelqu’un, en nous tournant non pas vers l’identité mais vers les forces, les institutions et les désirs qui façonnent les conditions mêmes de l’émergence vocale. Ici, la voix est un événement sonore qui ouvre le champ politique : le son ne reflète pas seulement le monde — il construit des mondes.



Construire un monde par l’écoute
Anne Le Troter, aux côtés d’autres artistes de sa génération, telles que Hannah Lippard, Carly Spooner, Nora Turato et d’autres, réactive des espaces prélinguistiques de désir, de désorientation et de possibilité créative. Souvent ressentis comme intimes ou perturbants, les gémissements, bourdonnements, respirations rythmées, vocalisations grotesques, bruits de salive et cris révèlent beaucoup sur nous en tant qu’auditeur·ices. Pour Kristeva, notre hésitation ou notre rejet de ces sons est la condition préalable à la formation de la subjectivité. D’après elle, un « je » est formé en repoussant l’abject, puisqu’elle note que ce qui rend abject c’est : « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles9. »
Dans des sculptures sonores telles que Racine, Pistil (2024) ou Le Corps Living Room (2023), l’abjection ne respecte pas la sempiternelle et pernicieuse division qui sépare la nature de la culture, et le soi du monde. Au lieu de ça, elle révèle que ces divisions sont de simples abstractions présentées comme des réalités matérielles. Les sons abjects comprennent des rythmes, fréquences, syncopes et intervalles de temps superposés qui dépassent les représentations linéaires conventionnelles de l’expérience et notre compréhension traditionnelle de l’écoute comme expérience exclusivement auditive. Dans une tentative de désessentialiser l’oreille et de dénaturaliser l’écoute, Anne Le Troter créé des environnements sonores dans lesquels la voix est ressentie intensément — pas seulement en tant que signe d’une identité fixe ou d’une expression claire, mais plutôt comme une substance flexible qui fuit, se replie sur elle-même et circule.
Ses textes et installations insistent sur l’écoute comme une expérience incarnée, désorientée et souvent ambivalente — une façon d’exister avec le son qui résiste à la capture par des régimes dominants de signification ou de capacité. Par la répétition, la saturation et la désarticulation, elle révèle les mécanismes par lesquels les voix sont formées, régulées et standardisées, en particulier au sein des institutions bureaucratiques, commerciales ou médicales. Pourtant, dans ces mêmes mécanismes, Anne Le Troter trouve un potentiel : une sorte de résidu acoustique, un surplus qui échappe à toute conclusion sémantique et pointe vers ce qui dépasse le cadre de l’audible, de l’adéquat, de l’utile. Il en ressort une politique de l’abjection vocale — pas seulement un rejet du propre et du cohérent, mais aussi une pratique sonore qui défait les binarités nature/culture et soi/monde. Son œuvre navigue dans la chora sémiotique, telle que théorisée par Kristeva, où le rythme, le ton et le grain physique de la voix persistent avant et après le langage structuré. C’est là que l’écoute devient une pratique relationnelle, affective et située — une façon d’être avec et dans la voix, au lieu de simplement la recevoir.
L’artiste a développé une pratique qui écoute non seulement ce qui est dit, mais aussi les fractures, hésitations et silences que le langage transporte en son sein.
Outre ses pièces audio, Anne Le Troter a publié deux livres, Claire, Anne, Laurence (2012) et L’Encyclopédie de la matière (2013), qui établissent les fondations de son intérêt continu pour les dimensions sonores et sensorielles du langage. Dans son dernier texte, La Cithare de Capivacci (2025), elle approfondit son exploration de la voix en tant que force incarnée et indomptable. À travers la figure mythopoétique du docteur Hieronymus Capivacci, qui mord sa cithare au cours d’une crise de jalousie envers l’oisiveté de l’instrument, mordre devient un rituel tactile, sonore — absurde, érotique et presque sacré. La narration dérive vers un dialogue spéculatif entre Dracula et Laurie Anderson, qui rêvent de fonder une « Académie de la morsure », un espace de chorégraphie, de rituel et de spiritualisme où mordre est célébré comme étant à la fois résistance et extase. Dans un fragment final, une figure rappelant Hendrix ronge sa guitare en un geste de désir frustré, liant la violence corporelle à la rage de classe, au deuil et au refus sonore. Si les travaux plus anciens de l’artiste exposaient l’effet uniformisant du langage institutionnel et bureaucratique, La Cithare de Capivacci se tourne vers la violence performative — mordre, mâchouiller, déformer — comme moyen de réclamer son pouvoir vocal. L’imaginaire « Académie de la morsure » fait écho à ses précédents ensembles polyphoniques : des espaces d’alliance sonore, ancrés dans la désarticulation.
La relation d’Anne Le Troter avec le son a commencé durant ses études de sculpture à l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, où l’accès à un enregistreur audio lui a permis de développer une forme de sculpture acoustique basée sur sa propre voix. L’une de ses premières pièces, Fifi, Riri, Loulou (2011), s’inspire de la notion d’autrisme développée par Robert Filiou, artiste et penseur français du mouvement Fluxus. Pensé comme une alternative à la fois à l’altruisme et à l’égoïsme, l’autrisme imagine une façon d’être avec l’autre, non pas à travers le sacrifice ou la domination, mais à travers une coexistence créative mutuelle10. La philosophie de Filiou de l’art en tant que pratique quotidienne partagée — radicalement ouverte à la différence, au jeu et à la transformation — résonne profondément avec les improvisations enregistrées d’Anne Le Troter, qu’elle coupe et réassemble pour créer une voix qui devient autre à elle-même : dérangée, remise en contexte et ouverte.
Au fil du temps, elle a commencé à travailler avec des idiolectes, sociolectes et répétitions superposées, sculptant la parole comme on le ferait d’un matériau. Grâce à la convergence du montage, de l’échantillonnage, de la vocalité corporelle et de la pensée sculpturale, l’artiste a développé une pratique qui écoute non seulement ce qui est dit, mais aussi les fractures, hésitations et silences que le langage transporte en son sein. Son œuvre insiste sur le fait que la voix n’est jamais neutre ou désincarnée — elle est toujours située, influencée par l’affect, la structure et le pouvoir. Pourtant, plutôt que de décoder ou résoudre ces influences, Anne Le Troter les amplifie, créant des sculptures sonores et des environnements d’écoute au sein desquels la voix devient poreuse, inhabituelle, rythmique et étrange. Par ce procédé, elle repositionne l’écoute comme un acte critique, intime et déstabilisant. Qu’il s’agisse de l’érotisme de la métamorphose végétale, de la répétition de scripts institutionnels ou de la présence fantomatique de donneurs anonymes, ses compositions articulent une esthétique sonore du refus — un refus de la clarté, de la restriction, du discours lisible. Ce qui émerge à la place est une pratique de la voix par la relation, où le sens fait place à la vibration et où le son ouvre de nouvelles relations possibles au langage, au temps et à l’autre.