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Porter des récits : la terre et le feu, métaphores et métamorphoses dans la pratique céramique de Thu-Van Tran

Vue de l’exposition de fin de résidence de Thu-Van Tran, Paris–Perth Artist-in-Residence Exchange, Perth Institute of Contemporary Arts (PICA), 2025. Photo : Tristan McKenzie.
Vue de l’exposition de fin de résidence de Thu-Van Tran, Paris–Perth Artist-in-Residence Exchange, Perth Institute of Contemporary Arts (PICA), 2025. Photo : Tristan McKenzie.
Michelle Antoinette et Thu-Van Tran, Perth, juin 2025.

Michelle Antoinette et Thu-Van Tran, Perth, juin 2025

La rencontre avec les coolamons, une préface

Lors de nos premiers échanges en ligne, qui ont précédé notre rencontre en Australie, l’artiste Thu-Van Tran me raconte combien elle a été inspirée par le coolamon (mot en langue wiradjuri/wiradyuri : gulaman), un objet précieux des peuples autochtones australiens1 :

Dans la symbolique Aborigène, ce récipient est traditionnellement utilisé pour transporter la nourriture ou pour bercer les enfants. C’est un bel exemple qui illustre comment un objet du quotidien, a priori banal, possède une signification importante : il s’agit d’honorer le soin, la famille et la vie en communauté2.

C’est encourageant de voir Thu-Van Tran, artiste contemporaine française et vietnamienne de premier plan, née à Hô Chi Minh-Ville et ayant vécu et travaillé à Paris depuis son plus jeune âge, s’imprégner des histoires, de la culture et de la créativité des peuples autochtones d’Australie lors de son séjour en résidence d’artistes à Boorloo (nom Noongar de Perth), en Australie-Occidentale. 

Elle a été hébergée par l’Institut d’art contemporain de Perth (PICA), dans le cadre d’un programme international d’échange d’ateliers, pendant plusieurs saisons Aborigènes Noongar de la première moitié de 2025. La résidence a démarré pendant la saison chaude de Bunuru (février – mars), avec ses eucalyptus en fleur et ses cônes de pin rougissants, puis s’est poursuivie pendant Djeran (avril – mai), saison plus fraîche, humide et légèrement venteuse, avec ses fleurs rouges et ses pins australiens rouge-rouille. Elle s’est terminée au début des mois les plus froids et humides de Makuru (juin – juillet), caractérisée par ses fleurs bleues et mauves et son flot d’oiseaux se préparant à nicher et à se reproduire jusqu’à la fin de la saison. 

Au fil des saisons, Tran s’est particulièrement adonné à l’expérimentation de la céramique, et plus spécifiquement aux récipients et aux réceptacles qui reçoivent, contiennent, portent et bercent, en s’inspirant de ce qu’elle a appris sur le coolamon. Cela me fait penser que, dans de nombreuses cultures autochtones dans le monde, l’objet qui « contient », perçu à la fois comme récipient et comme outil pour rassembler et partager, possède encore une signification importante. C’est une idée popularisée par l’autrice Ursula K. Le Guin à la fin des années 1980 dans son célèbre essai « La théorie de la Fiction‑Panier3 » et que la théoricienne féministe Donna Haraway a ensuite associée aux activistes autochtones et aux cultures créatives de Colombie, dans son introduction accompagnant l’article de Le Guin dans sa réédition en 19964. Pour Le Guin, le « sac-récipient » symbolise des rapports humains basés sur la vie en communauté, le vivre-ensemble et le partage, plutôt qu’une technologie valorisant les prouesses violentes de la guerre, de la conquête et de la domination. Citant la féministe Elizabeth Fisher, Le Guin fait remarquer dans son essai que :

De nombreux théoriciens ont le sentiment que les premières inventions culturelles furent forcément d’une part un contenant, destiné à recueillir les denrées collectées, et puis une sorte d’écharpe ou de filet de portage.

Le Guin poursuit en soulignant l’importance cruciale du récipient lorsqu’elle demande : 

Mais qu’en est-il du lendemain matin, lorsque vous vous réveillez dans le froid et la pluie ? Ne serait-il pas bon d’avoir alors quelques poignées d’avoine à mâcher et à donner à la petite Oom pour la faire taire ? Oui, mais comment faire pour en transporter davantage qu’une ventrée et qu’une poignée jusqu’à la maison ? Alors vous vous levez, vous allez sous la pluie jusqu’à ce satané coin d’avoine boueux – mais ne serait-il pas bon d’avoir quelque chose pour porter bébé Oo Oo, afin de pouvoir ramasser les graines avec les deux mains ? Une feuille une calebasse une coquille un filet un sac une écharpe une hotte un pot une boîte un contenant. Un réceptacle. Un récipient.

Avant – et dès lors que l’on y pense, certainement bien avant – l’invention de l’arme, cet outil tardif, dispendieux et superflu ; bien avant le couteau si utile et la hache ; parallèlement aux indispensables faux, meule et bâton à fouir – car à quoi bon arracher beaucoup de pommes de terre si vous n’avez rien pour trimballer jusqu’à la maison celles que vous ne pouvez pas manger sur place ; en même temps ou avant l’outil qui canalise l’énergie vers l’extérieur, nous avons fabriqué l’outil qui ramène l’énergie à la maison5.

La réinterprétation ultérieure du texte de Le Guin par Haraway redonne toute son importance au récipient au sein des communautés contemporaines de Colombie qui mènent une bataille urgente pour la justice sociale et environnementale en cette période critique de l’Anthropocène, rappelant ainsi le rôle essentiel du sac de transport comme outil indispensable pour permettre les actions de solidarité et d’activisme. En effet, le sac-récipient a longtemps été prisé dans diverses cultures majoritaires dans le monde, c’est-à-dire non-occidentales, pour sa capacité à fédérer, transporter et partager, en particulier dans les sociétés autochtones et matriarcales. 

(...) Tran s’est inspirée du coolamon pour montrer l’importance du récipient en céramique en tant que porteur de vie, de sacré ou d’autres objets précieux.

De la même manière, pendant sa résidence au PICA, Tran s’est inspirée du coolamon pour montrer l’importance du récipient en céramique en tant que porteur de vie, de sacré ou d’autres objets précieux. De plus, elle souligne comment la céramique, dans sa matérialité, est aussi porteuse de l’histoire spécifique d’un lieu et d’une époque, matérialisée par les sols ou l’argile particuliers et les pigments naturels à partir desquels elle est produite, et imprégnée des techniques et des conditions de sa fabrication. Des symboles et des métaphores propres à la pratique céramique apparaissent distinctement lors des transformations à la fois volontaires et imprévisibles de la terre et du feu. Quels récits physiques et symboliques d’un lieu et d’un peuple ces récipients ou contenants d’histoires nous racontent-ils ? Comme l’explique Thu-Van Tran, « pour moi, travailler avec l’argile, avec la terre, c’est aussi une manière d’évoquer l’humanité… La matière porte son histoire, mais aussi sa composition physique, son énergie, sa mémoire ». Dans une interview que j’ai trouvée en faisant des recherches sur son travail, son interlocuteur fait référence à une déclaration marquante de l’artiste : « La mémoire est notre médium et nous vivons dans la matière6. » Ici, Thu-Van Tran montre non seulement que l’aspect construit de la mémoire et de la fabrique de la mémoire sont un processus continu, mais aussi que nos récits – qu’ils soient économiques, politiques, sociaux ou écologiques – peuvent facilement se manifester dans la matière, la matérialité et les objets.

Thu-Van Tran me raconte également ses discussions avec l’artiste autochtone Nyoongar Shary Egan, qui l’ont aidée à comprendre l’écologie et les ressources naturelles locales qui façonnent les pratiques créatives des peuples Aborigènes de l’Australie-Occidentale. Grâce à Egan, elle a pu comprendre les qualités propres aux paysages régionaux de Boorloo et des terres autochtones environnantes. Elle s’est particulièrement intéressée aux sols locaux, à l’usage des pigments naturels extraits du paysage proche et à la manière dont la terre est transformée par la puissante force élémentaire du feu, respectée par les Aborigènes. Le feu est à la fois un élément destructeur et régénérateur et une source de vie, étant donné qu’après des incendies catastrophiques, les paysages connaissent un renouvellement, une nouvelle croissance et une transformation. 

Les Australiens Bill Gammage et Bruce Pascoe ont étudié comment les peuples Aborigènes honorent et maîtrisent depuis longtemps ce pouvoir transformatif du feu, faisant appel systématiquement et scientifiquement à la technique traditionnelle de brûlage (fire-stick farming ou cultural burning) comme stratégie de préservation de leurs terres et de leurs feux7. Des pratiques environnementales récentes en Australie admettent enfin la valeur de ces méthodes autochtones de gestion de l’environnement après des centaines d’années de pratiques destructrices, conséquences d’approches coloniales inadaptées. 

De la Terre et du Feu

Dans son travail, Thu-Van Tran est profondément intéressée par la vénération des Aborigènes pour la dualité du feu. Elle interprète cette dualité par le biais de la culture bouddhiste vietnamienne dans laquelle elle a grandi, où, dit-elle, « nous faisons confiance aux conséquences des cycles, à l’énergie naturelle et cyclique de la vie qui suit un incendie catastrophique ». Elle explique que la naissance, la vie et la mort sont toujours en communion dans la pensée bouddhiste. C’est dans cet esprit que l’artiste a associé les cycles de la nature et de la culture aux formes élémentaires de la terre et du feu pour créer ses nouvelles œuvres en céramique pendant sa résidence au PICA. En parallèle à son intérêt pour les cycles naturels, Thu-Van Tran s’est également intéressée aux impacts de la colonisation et de l’industrialisation sur le paysage australien et les terres autochtones. En effet, ces thématiques qui se croisent (nature, colonisation et industrialisation) traversent son œuvre comme des axes de réflexion constants. À Boorloo, elle a particulièrement conscience de l’immense industrie minière qui domine l’économie de l’Australie-Occidentale et qui nourrit l’économie nationale australienne, c’est-à-dire, comme l’observe l’anthropologue Anna Tsing, les transformations de l’environnement (ou « seconde nature ») provoquées par le capitalisme8. Les paysages, comme ceux de Kalgoorlie que Thu-Van Tran a visités pendant sa résidence, ont été profondément modifiés par l’activité minière, qui s’est tout d’abord intéressée à l’or, puis à l’extraction du nickel, du lithium, du fer et d’autres ressources naturelles rares. Pour faire encore référence à Tsing : qu’est-ce qui peut survivre dans ces terres après le passage dévastateur du capitalisme ? 

(...) ces thématiques qui se croisent (nature, colonisation et industrialisation) traversent son œuvre comme des axes de réflexion constants.

Je me souviens de la première fois que j’ai vu l’œuvre de Thu-Van Tran il y a quelques années, dans l’exposition percutante Réclamer la Terre (Reclaim the Earth) au Palais de Tokyo à Paris, en 2022. Décrite avec justesse comme « une prise de conscience » et un « cri de ralliement », l’exposition invite à reconsidérer urgemment notre rapport à la Terre et à dépasser la distinction nature/culture établie par des paradigmes eurocentrés. Pour cette exposition, qui a mis en avant le rapport de différents artistes aux éléments terre, air, feu et eau, ainsi que des plantes et des minéraux, Thu-Van Tran a présenté sa spectaculaire installation photographique De Vert à Orange – Espèces Exotiques Envahissantes (2022), un « diorama végétal » rempli non pas de verts vibrants mais d’intenses teintes orange-feu. La scène, divisée en huit tableaux, représente un paysage de plantes florissantes rapportées d’environnements tropicaux lors d’expéditions coloniales. Ironiquement, une fois introduites en Occident pour le plaisir botanique et ornemental, ces plantes deviennent extrêmement toxiques et invasives au sein de nouveaux écosystèmes étrangers. « Une nature sauvage verdoyante disparaît puis renaît dans le feu et la fureur9. » 

L’intérêt de l’artiste pour le feu s’est à nouveau manifesté pendant sa résidence, mélange d’une fascination pour la puissance du feu comme force élémentaire au pouvoir merveilleux et destructeur dans la nature et comme élément indispensable en céramique. À l’origine, elle devait se rendre en Australie quelques années plus tôt, mais un énorme incendie de brousse a eu lieu à l’été 2019–2020 (communément appelé « l’été noir »), suivi de la pandémie de COVID-19, l’obligeant à repousser sa visite jusqu’à aujourd’hui. Elle me dit que les images des feux de brousse australiens vues depuis la France l’ont beaucoup marquée. Elle s’est mise à observer comment les métamorphoses qui se produisent dans la nature sous l’effet du feu peuvent être liées au rôle du feu en céramique, qui entraîne une transformation de la matière, elle-même issue de l’argile, des sols et des pigments de la terre. Voici comment elle explique ses intentions :

J’ai voulu dédier ma recherche et ma résidence au feu et à la terre. Les feux de brousse de 2019 m’ont profondément touchée, et ils ont retardé ma venue en Australie, mais ce n’était pas ma seule motivation. J’utilise le feu dans ma pratique comme un processus de révélation, un passage, une épreuve. Après cette épreuve du feu, les métamorphoses apparaissent. Le feu permet la métamorphose de la matière, ainsi une nouvelle existence voit le jour. Je voulais incarner le feu, même symboliquement. C’est pourquoi j’ai pensé aux urnes, à des formes closes. Mais non pas des formes pour contenir les cendres des personnes aimées disparues, mais pour conserver une mémoire, une histoire de la matière, de la terre et du feu. Une forme comme métaphore de cette humanité géologique. 

Avant de rencontrer Thu-Van Tran, je me rends à l’Art Gallery of Western Australia. Par hasard, dans l’espace consacré à l’art des peuples Aborigènes, je rencontre plusieurs coolamons. Je suis d’abord frappée par la beauté d’un coolamon tissé avec des herbes berçant la silhouette d’un bébé, intitulé Baby (1999), réalisé par Joyce Winsley, aux ancêtres wilman et goreng. Traditionnellement, le coolamon est un récipient large et creux d’environ 30 à 70 centimètres aux bords incurvés, imitant la forme d’un canoë, et utilisé principalement par les femmes Aborigènes pour transporter de l’eau10.  Avec le temps, le terme a été adopté pour désigner d’autres types de récipients existant dans différentes communautés autochtones à travers l’Australie, utilisés pour transporter de l’eau, conserver des aliments et des herbes, faire passer des braises d’un endroit à un autre pour démarrer de nouveaux feux, et pour bercer des nourrissons, entre autres usages. Les différents types de coolamons et autres récipients Aborigènes que je rencontre dans cette galerie renferment chacun des récits, des souvenirs et des parcours de communautés et de terres autochtones. De plus, leur présence dans les galeries d’art reconnaît la créativité et le talent artistique que chacun révèle. 

Je pense à ces images et ces récits matérialisés par les coolamons lorsque je me prépare à rencontrer Thu-Van Tran pour la première fois. Nous nous installons dehors sous le soleil de fin de matinée de Makuru pour faire connaissance – moi-même, historienne de l’art contemporain d’Asie et plus particulièrement d’Asie du Sud-Est et des artistes de la diaspora – et pour échanger sur l’intense période de résidence à Boorloo de Thu-Van Tran pendant laquelle elle a perfectionné ses compétences dans l’art de créer des récipients. 

Sculpter des récits, depuis la diaspora

Thu-Van Tran est une artiste multidisciplinaire contemporaine dont la pratique explore sans cesse les possibilités formelles de la sculpture et de l’installation, souvent avec une vision élargie de la sculpture, et qui dialogue avec la peinture, la photographie, le cinéma, l’architecture, les formes monumentales et les environnements naturels. Comme d’autres artistes de la diaspora vietnamienne, elle a, par sa pratique artistique, établi un lien entre ses ancêtres vietnamiens et les histoires coloniales qui se croisent, en particulier celle de l’Indochine française. Son travail est le fruit d’explorations de différentes cultures, langues et appartenances identitaires entre le Vietnam, où elle est née en 1979 après la guerre du Vietnam, et la France, où elle et sa famille se sont réfugiées en 1981, alors que l’artiste n’avait que deux ans. 

La littérature, l’architecture et l’histoire sont d’importantes sources d’inspiration dans sa pratique sculpturale actuelle. Avant son travail au PICA, on peut citer plusieurs installations notables de Thu-Van Tran : Red Rubber (2017), réalisée pour la 57e Biennale de Venise, constituée de saisissants moulages en cire de troncs d’hévéa, qui examine les conséquences des plantations de caoutchouc introduites au Vietnam. Peau Blanche (2017), qui est composée d’inquiétants moulages en plâtre blanc présentés dans des caisses bleues, évoquant des parties de corps démembrés, chaque moulage ayant été réalisé sur le monument à la gloire de l’expansion coloniale française érigé à Paris dans les années 20. Barque du Palacio (2007), un archétype de bateau en bois, qui semble prisonnier des limites physiques des murs de l’appartement rétrofuturiste qu’il occupe. 82 Tortues Me Disent (2019), installation constituée de 82 tortues de cire soutenant des stèles sur leur carapace, et le film qui l’accompagne, 24 heures à Hanoï (2019), retraçant le trajet d’une journée de Thu-Van Tran dans la capitale. Les deux œuvres rendent hommage aux stèles en pierre en forme de tortue du Temple de la Littérature, un monument du XVe siècle honorant les érudits vietnamiens. Et enfin Roman sans Titre (2018) évoque le sol d’une forêt après un incendie, avec ses centaines de feuilles en céramique brûlées éparpillées, chacune prenant la forme d’une feuille d’hévéa issue d’une plantation du sud du Vietnam, une œuvre créée avec des céramistes du village de potiers de Bát Tràng.

Dans la continuité de son exploration de l’installation sculpturale, la présentation de Thu-Van Tran à la fin de sa résidence au PICA, composée de plus de vingt œuvres en céramique, est une série tentaculaire de récipients de formes et de teintes variées rappelant les qualités et les caractéristiques essentielles de l’une des formes primaires de la céramique : la poterie sculpturale. Son installation fait référence à l’environnement de l’Ouest australien et rend hommage à cette forme de poterie locale humble, si propre à l’humain, qu’est le récipient. Comme l’explique Thu-Van Tran :

Lorsque l’on pense à la céramique, on pense aussi immédiatement à la poterie, parce que nous utilisons l’argile pour fabriquer des objets utiles au quotidien, comme des récipients, des assiettes… J’ai vraiment envie d’attirer l’attention sur cet aspect de la céramique et sur l’objet fonctionnel. Pour moi, il est question de Mingei, cette philosophie japonaise qui reconnaît la dignité du faire, l’élégance du modeste dans les objets de la vie quotidienne – bols, jarres, paniers, textiles – imprégnés d’un esprit de communauté et de grâce.

Outre l’accent mis sur l’utilité de l’objet en céramique, l’installation sophistiquée de l’artiste souligne la beauté et la créativité longtemps ignorée de l’art et de l'artisanat simples, réalisés à la main par des artisans anonymes, que l’on trouve souvent dans les collections des musées coloniaux. Son travail cherche à « célébrer la beauté de ces objets usuels, pour l’humilité que leur existence évoque et pour leur apparence modeste ». Elle souligne le fait qu’autrefois les artisans qui menaient des vies simples et humbles fabriquaient malgré tout très consciencieusement ces objets pour la vie quotidienne de chacun. Ce respect pour l’artisanat et les artisans est aussi le résultat du travail de Tran auprès des Compagnons du Devoir au début des années 2000, un compagnonnage d’artisans en France datant du Moyen Âge. De la même façon, Thu-Van Tran remarque que dans son exploration de l’Afro-Mingei, un hybride des cultures japonaise et noire, l’artiste afro-américain Theaster Gates célèbre la créativité, voire la résistance politique, présente dans cet artisanat du quotidien et rend hommage à ces personnes restées dans l’anonymat qui fabriquaient ces objets pour gagner leur vie. 

L’artiste m’explique que les iconographies autochtones l’ont marquée en raison de leur capacité à exprimer un sens profond grâce à un vocabulaire visuel limité mais hautement évocateur.

Pour préparer ces récipients en céramique, Thu-Van Tran a dessiné au crayon à papier de magnifiques croquis qui évoquent différents concepts et servent de référence pour le projet final. Chaque croquis est une réponse individuelle à une série initiale de dessins « basée sur un mot ou une allégorie de la nature et de la vie » : ÉtoilePlanèteŒufRespirationDemi-soufflePersonnePetite PersonneLune de MidiBouche qui chanteFumée-de-FeuEspritArc-en-cielCheminArbreTraces de pasBouclierŒilTrou d’eauPluieMontagne renverséeChanson et, bien sûr, Coolamon. Ils rappellent les symboles visuels importants dans l’iconographie Aborigène qui sont dessinés pour transmettre des messages et des histoires. L’artiste m’explique que les iconographies autochtones l’ont marquée en raison de leur capacité à exprimer un sens profond grâce à un vocabulaire visuel limité mais hautement évocateur. Je lui demande de m’en dire davantage sur l’origine de ces mots. Elle me raconte avoir imaginé quelles auraient pu être les paroles de chansons inventées pour raconter le premier contact avec la nature ici, en Australie : 

J’ai commencé par rassembler des mots. Ensemble, ces mots composent une chanson. Les paroles parlent de nous avec et dans la nature, au sens large, c’est subjectif, très poétique. Les mots peuvent faire référence au cosmos, aux étoiles, à un arc-en-ciel, une planète, ils peuvent aussi être liés à notre façon de venir au monde (…) Selon moi, s’intéresser aux symboles et aux allégories est une façon de vivre de métaphores. Je pense que nous avons besoin d’explorer davantage nos allégories, nos métaphores et nos imaginaires plutôt que de vouloir être intentionnel, univoque et littéral.

En étudiant ses croquis, on remarque les différents mots associés à chaque forme en céramique, le type d’argile ou de pigment utilisé, et les techniques de poterie qui les caractérisent : par exemple, l’Œuf bruni en argile raku doré a une forme conique et une peau fripée. Planète, en raku doré aux finitions sableuses, est bulbeuse, avec une ouverture en forme de ventre au sommet. La poterie en grès Respiration est caverneuse, et semble souffler de l’air par sa bouche entrouverte. Étoile, en pierre de fer, est sombre et arrondie, avec un anneau d’indentations sphériques autour de son centre. Arc-en-ciel rappelle une carapace de tortue avec des arcs sur son dos. Œil, composé de deux bols en pierre de fer posés l’un sur l’autre, se distingue par sa couleur bleu cobalt et sa protubérance en forme de pupille. Le Coolamon entier rend hommage au traditionnel récipient à la forme allongée d’un plat, mais avec un couvercle jaune vif. Enfin, Langue, sorte de contenant recourbé de manière prononcée, avec sa forme relativement plate mais ondulée, salue le pouvoir du langage, symbolisé par l’organe qu’est la langue, qui soutient et porte une culture, un peuple, des lieux et des récits à travers le temps et l’espace. 

En tant qu’ensemble, les récipients de Thu-Van Tran proposent une typologie de formes de récipients et un glossaire de symboles ou de métaphores. Certains brillent à la lumière et leur surface vernissée attire notre regard, tandis que d’autres sont de tons plus discrets de terre cuite. Certains sont près du sol, aplatis et bulbeux, d’autres prennent des formes allongées, triangulaires, pointues ou coniques. Certains sont recouverts d’un couvercle, d’autres sont béants et caverneux, comme bouche bée. Certains sont entiers et complets individuellement, tandis que d’autres nous rappellent qu’ils font nécessairement partie d’un tout. 

Un artisan, identifié

Lors de mon dernier jour à Boorloo, je visite à nouveau l’Art Gallery of Western Australia. Cette fois, inspirée par les céramiques de Thu-Van Tran, je me dirige vers la collection de sculptures. Une série de sculptures à la fois historiques et contemporaines est exposée. À cette occasion, je suis attirée par les pièces les plus modernes et contemporaines qui accompagnent les pièces plus classiques, attentive à la manière dont Tran s’inscrit elle aussi dans la tradition ancestrale de la céramique en tant qu’artiste contemporaine. 

Je consacre ma dernière visite au Western Australia Museum Boola Bardip et à ses collections scientifiques et ethnoculturelles. Comme il ne me reste que peu de temps, je demande de l’aide à la médiatrice : « Savez-vous si des coolamons sont exposés dans ce musée ? » Je suis stupéfaite par l’ampleur de ses connaissances et la précision de sa réponse. Elle prend un plan du musée et entoure rapidement les endroits où sont exposés tous les coolamons dont elle se souvient. Je me sers du plan pour retrouver plus d’une douzaine de coolamons et autres objets-récipients. Dans trop de cas, la personne qui a fabriqué l’objet est désignée comme inconnue. Mais, bien sûr, ces artisans étaient connus, à leur époque. Ils étaient loin d’être inconnus11.     

Les récipients de Thu-Van Tran nous invitent à nous remémorer les multiples façons dont ces contenants artisanaux traditionnellement modestes ont revêtu une signification et une beauté profondes pour beaucoup à travers les époques, témoignant ainsi du talent de leurs créateurs et du contexte dans lequel ils ont été fabriqués. En tant qu’expressions symboliques, ils témoignent d’un langage pour entrer en relation avec la nature, reflétant l’expérience de partage et d’apprentissage de Thu-Van Tran en Australie. En effet, en tant qu’étrangère, trouver un langage commun avec et grâce à la nature a été essentiel afin d’établir un lien culturel. Ainsi, les récipients de l’artiste dévoilent-ils non seulement la créativité qu’ils renferment, mais aussi leur relation intrinsèque avec les personnes, les cultures, les environnements et les matérialités qui les façonnent. Ils nous rappellent leur rôle et leur fonction précieux dans le maintien de la vie quotidienne et le développement des communautés, ainsi que leur importance symbolique, qui perdure en tant que porteurs de récits et d’histoires. 

Coolamon est une version anglicisée du mot autochtone gulaman, qui désigne un récipient ou un plat pour transporter de l’eau et qui provient de la langue et du pays du peuple wiradjuri/wiradyuri, situé dans ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de Nouvelle-Galles du Sud, sur la côte est de l’Australie, où l’on trouve des points d’eau (coolamon). Voir : Wiradjuri Study Centre, WCC Language Program: Wiradjuri Dictionary, https://wiradjuri.wcclp.com.au/ (basé sur Stan Grant et John Rudder, A New Wiradjuri Dictionary, Restoration House, 2010) ; et Queensland Art Gallery | Gallery of Modern Art, « Coolamons », https://collection.qagoma.qld.gov.au/page/coolamons.

Toutes les citations de Thu-Van Tran proviennent de conversations avec l’autrice entre avril et juin 2025, sauf indication contraire. 

Ursula K. Le Guin, « “La théorie de la Fiction‑Panier »” [1988], Editions Terrestres, trad.. Traduction : Aurélien Gabriel Cohen, Revue Terrestres, 14 octobre 2018, https://tarage.noblogs.org/la-theorie-de-la-fiction-panier-ursula-k-le-guin/ 

Donna Haraway, « Introduction: Receiving Three Mochilas in Colombia: Carrier Bags for Staying With the Trouble Together », in The Carrier Bag Theory of Fiction, Londres, Ignota Books, 1996.

Le Guin, « La théorie de la Fiction‑Panier ».

Thu-Van Tran en conversation avec Pedro Morais et Magali Nachtergael, entretien vidéo publié par la galerie Almine Rech Gallery le 20 avril 2020: https://www.alminerech.com/artists/325-thu-van-tran.

Bill Gammage, The Biggest Estate on Earth: How Aborigines Made Australia, Crows Nest, Nouvelle-Galles du Sud, Allen & Unwin, 2012 ; Bruce Pascoe, L'émeu dans la nuit : Australie aborigène et pratiques agricoles multimillénaires, Paris, Éditions Petra, 2022, trad. Alain Baquier.

Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2017, trad. Philippe Pignarre.

Thu-Van Tran et Daria de Beauvais, « Thu-Van Tran en conversation avec Daria de Beauvais », Almine Rech, https://www.alminerech.com/features/7599-thu-van-tran-in-conversation-with-daria-de-beauvais [interview publiée dans le numéro 33 de Palais Magazine à l’occasion de l’exposition Réclamer la Terre présentée au Palais de Tokyo à Paris, 2022].

Collections victoriennes (Orbost & District Historical Society), « pitchi », https://victoriancollections.net.au/items/51bbcc4c2162ef16005cf524

En Australie, la muséologie actuelle conçoit désormais des cartels descriptifs qui redonnent leur place aux créateurs d’objets autrefois connus, mais qui, en raison des préjugés coloniaux, n’étaient jusqu’à présent pas considérés comme dignes d’être nommés et identifiés dans les archives des musées. 

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